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Page:Vigny - Théâtre, II, éd. Baldensperger, 1927.djvu/243

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DERNIÈRE NUIT DE TRAVAIL.

prodige. Il fait justement ce qu’il a résolu de faire, et dit proprement et nettement ce qu’il veut dire. Rien n’empêche que sa vie ne soit prudente et compassée comme ses travaux. Il a l’esprit libre, frais et dispos, toujours présent et prêt à la riposte. Dépourvu d’émotions réelles, il renvoie promptement la balle élastique des bons mots. Il écrit les affaires comme la littérature, et rédige la littérature comme les affaires. Il peut s’exercer indifféremment à l’œuvre d’art et à la critique, prenant dans l’une la forme à la mode, dans l’autre la dissertation sentencieuse. Il sait le nombre de paroles que l’on peut réunir pour faire les apparences de la passion, de la mélancolie, de la gravité, de l’érudition et de l’enthousiasme. Mais il n’a que de froides velléités de ces choses, et les devine plus qu’il ne les sent ; il les respire de loin comme de vagues odeurs de fleurs inconnues. Il sait la place du mot et du sentiment, et les chiffrerait au besoin. Il se fait le langage des genres, comme on se fait le masque des visages. Il peut écrire la comédie et l’oraison funèbre, le roman et l’histoire, l’épître et la tragédie, le couplet et le discours politique. Il monte de la grammaire à l’œuvre, au lieu de descendre de l’inspiration au style ; il sait façonner tout dans un goût vulgaire et joli, et peut tout ciseler avec agrément, jusqu’à l’éloquence de la passion. — C’est l’homme de lettres.

Cet homme est toujours aimé, toujours compris, toujours en vue ; comme il est léger et ne pèse à personne, il est porté dans tous les bras où il veut aller ; c’est l’aimable roi du moment, tel que le dix-huitième siècle en a tant couronné. — Cet homme n’a nul besoin de pitié.

Au-dessus de lui est un homme d’une nature plus forte et meilleure. Une conviction profonde et grave est la source où il puise ses œuvres et les répand à larges flots sur un sol dur et souvent ingrat. Il a médité dans la retraite sa philosophie entière ; il la voit toute d’un coup d’œil ; il la tient dans sa main comme une chaîne, et peut dire à quelle pensée il va suspendre son premier anneau, à laquelle aboutira le dernier, et quelles œuvres pourront s’atta-