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THÉÂTRE.

lui ! Que leur ai-je fait à tous ? Pourquoi l’avez-vous amené ici et non ailleurs, vous ? — Je n’aurais jamais dû me montrer, et je voudrais ne les avoir jamais vus.

LE QUAKER, avec impatience et chagrin.

Mais c’était à moi seul qu’il fallait dire cela. Je ne m’offense ni ne me désole, moi. Mais à lui, quelle faute !

KITTY BELL.

Mais, mon ami, les avez-vous entendus, ces jeunes gens ? — Ô mon Dieu ! comment se fait-il qu’ils aient la puissance de troubler ainsi une vie que le Sauveur même eût bénie ? — Dites, vous qui êtes un homme, vous qui n’êtes point de ces méchants désœuvrés, vous qui êtes grave et bon, vous qui pensez qu’il y a une âme et un Dieu ; dites, mon ami, comment donc doit vivre une femme ? Où donc faut-il se cacher ? Je me taisais, je baissais les yeux, j’avais étendu sur moi la solitude comme un voile, et ils l’ont déchiré. Je me croyais ignorée, et j’étais connue comme une de leurs femmes ; respectée, et j’étais l’objet d’un pari. À quoi donc m’ont servi mes deux enfants, toujours à mes côtés comme des anges gardiens ? À quoi m’a servi la gravité de ma retraite ? Quelle femme sera honorée, grand Dieu ! si je n’ai pu l’être, et s’il suffit aux jeunes gens de la voir passer dans la rue pour s’emparer de son nom et s’en jouer comme d’une balle qu’ils se jettent l’un à l’autre !

La voix lui manque. Elle pleure.

Oh ! mon ami, mon ami ! obtenez qu’ils ne reviennent jamais dans ma maison.