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Page:Villemain - Discours et mélanges littéraires.djvu/23

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Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu’il était de l’imagination, admire celle de Montaigne, et l’admire trop peut-être ; il veut qu’elle fasse seule le mérite des Essais, et qu’elle y domine au préjudice de la raison. Nous n’accepterons pas un pareil éloge. Montaigne se sert de l’imagination pour produire au dehors ses sentiments tels qu’ils sont empreints dans son âme. Sa chaleur vient de sa conviction ; et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver toute sa pensée, et pour exprimer tous les mouvements de son esprit. Quand je vois ces braves formes de s’expliquer si visves et si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire : je dis que c’est bien penser[1].

Il est vrai que, lorsqu’il s’agit simplement de décrire et de montrer les objets, l’imagination n’a pas besoin du raisonnement ; mais elle est toujours dans la dépendance du goût qui lui défend d’outrer la nature, et souvent ne lui permet pas de la peindre tout entière. Dirons-nous que, dans cette partie de l’art d’écrire, l’auteur des Essais soit toujours irréprochable ? Non, sans doute ; et l’on peut, dans quelques traits échappés à son pinceau trop libre et trop hardi, découvrir quelquefois la marque d’un siècle grossier, dont la barbarie perce jusque dans la sagesse du grand homme qui devait le réformer. Mais que de beautés inimitables couvrent et font disparaître ce petit nombre de fautes ! Quelle abondance d’images ! quelle vivacité de couleurs ! quel cachet d’originalité ! Combien l’expression est toujours à lui, lors même qu’il emprunte l’idée ! Les abeilles pillottent de çà et de là les fleurs ; mais elles en font après le miel qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine. Voilà tout Montaigne. C’est ainsi que les pensées et les images des auteurs anciens, fondues sans cesse dans ses écrits, sans perdre rien de leur force et de

  1. Montaigne.