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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/136

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MÉMOIRES.

Cependant c’est lui, dont l’audace
Des neuf Sœurs et du dieu de Thrace
Croit réunir les attributs ;
Lui qui, chez Mars comme au Parnasse,
N’a jamais occupé de place
Qu’entre Zoïlo et Mévius[1].

Vois, malgré la garde romaine,
Néron poursuivi sur la scène
Par les mépris des légions ;
Vois l’oppresseur de Syracuse
Sans fruit prostituant sa muse
Aux insultes des nations.

Jusque-là, censeur moins sauvage,
Souffre l’innocent badinage
De la Nature et des Amours.
Peux-tu condamner la tendresse,
Toi qui n’en as connu l’ivresse
Que dans les bras de tes tambours ?

Le duc de Choiseul, en me faisant parvenir cette réponse, m’assura qu’il allait la faire imprimer si le roi de Prusse publiait son ouvrage, et qu’on battrait Frédéric à coups de plume comme on espérait le battre à coups d’épée. Il ne tenait qu’à moi, si j’avais voulu me réjouir, de voir le roi de France et le roi de Prusse faire la guerre en vers : c’était une scène nouvelle dans le monde. Je me donnai un autre plaisir, celui d’être plus sage que Frédéric : je lui écrivis que son ode était fort belle, mais qu’il ne devait pas la rendre publique, qu’il n’avait pas besoin de cette gloire, qu’il ne devait pas se fermer toutes les voies de réconciliation avec le roi de France, l’aigrir sans retour, et le forcer à faire les derniers efforts pour tirer de lui une juste vengeance. J’ajoutai que ma nièce avait brûlé son ode, dans la crainte mortelle qu’elle ne me fût imputée. Il me crut, me remercia, non sans quelques reproches d’avoir brûlé les plus beaux

  1. Il y a vingt strophes dans la leçon donnée par l’auteur dans le Génie de Voltaire apprécié dans tous ses ouvrages (Paris, 1806). La quinzième débute ainsi :

    Abjure un espoir téméraire :
    En vain la muse de Voltaire
    T’enivra d’un coupable encens...

    Voltaire l’a remplacée par celle-ci, qui est toute de sa façon. (Voltaire aux Délices, par G. Desnoiresterres, page 365.)