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PAR LE ROI DE PRUSSE.


la rendit indissoluble. Mme du Châtelet abandonna tout de suite la Théodicée de Leibnitz, et les romans ingénieux de ce philosophe, pour adopter à leur place la méthode circonspecte et prudente de Locke, moins propre à satisfaire une curiosité avide qu’à contenter la raison sévère. Elle apprit assez de géométrie pour suivre Newton dans les calculs abstraits ; son application fut même assez persévérante pour composer un abrégé de ce système à l’usage de son fils. Cirey devint bientôt la retraite philosophique de ces deux amis. Ils y composaient, chacun de son côté, des ouvrages de genres différents qu’ils se communiquaient, tâchant, par des remarques réciproques, de porter leurs productions au degré de perfection où elles pouvaient probablement atteindre. Là furent composés Zaïre[1], Alzire, Mérope, Sémiramis, Catilina, Électre ou Oreste.

M. de Voltaire, qui faisait tout entrer dans la sphère de son activité, ne se bornait pas uniquement au plaisir d’enrichir le théâtre par ses tragédies. Ce fut proprement pour l’usage de la marquise du Châtelet qu’il composa son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations ; l’Histoire de Louis XIV, et l’Histoire de Charles XII, avaient déjà paru[2].

Un auteur d’autant de génie, aussi varié que correct, n’échappa point à l’Académie française ; elle le revendiqua comme un bien qui lui appartenait. Il devint membre de ce corps illustre[3], dont il fut un des plus beaux ornements. Louis XV l’honora de la charge de son gentilhomme ordinaire, et de celle d’historiographe de France, qu’il avait, pour ainsi dire, déjà remplie, en écrivant l’Histoire de Louis XIV.

Quoique M. de Voltaire fût sensible à des marques d’approbation aussi éclatantes, il l’était pourtant davantage à l’amitié. Inséparablement lié avec Mme du Châtelet, le brillant d’une grande cour n’offusqua par ses yeux au point de lui faire préférer la splendeur de Versailles au séjour de Lunéville, bien moins à la retraite champêtre de Cirey. Ces deux amis y jouissaient paisiblement de la portion de bonheur dont l’humanité est susceptible, quand la mort de la marquise du Châtelet mit fin à cette belle union. Ce fut un coup assommant pour la sensibilité de M. de Voltaire, qui eut besoin de toute sa philosophie pour y résister.

Précisément dans le temps qu’il faisait usage de toutes ses forces pour apaiser sa douleur, il fut appelé à la cour de Prusse. Le roi, qui l’avait vu en l’année 1740, désirait de posséder ce génie aussi rare qu’éminent ; ce fut en 1752 qu’il vint à Berlin[4]. Rien n’échappait à ses connaissances ; sa conversation était aussi instructive qu’agréable, son imagination aussi brillante que variée, son esprit aussi prompt que présent ; il suppléait par les grâces de la fiction à la stérilité des matières ; en un mot, il faisait les délices

  1. Zaïre fut jouée en 1732 : Voltaire ne connut Mme du Châtelet que l’année suivante.
  2. L’Histoire de Charles XII parut en 1731 (voyez tome XVI). Le Siècle de Louis XIV ne parut que lors du voyage de Voltaire à Berlin, après la mort de Mme du Châtelet.
  3. Son Discours de réception est tome XXIII, page 205.
  4. Le voyage de Voltaire est de 1750.