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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/243

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PAR LA HARPE.


Vous ne vous êtes pas trompés. Jouissez déjà des pleurs qu’il mêle à ceux que vous versez. Reçus dans ses bras, dans son sein, vous êtes désormais sacrés ; et la persécution va s’éloigner de vous. Ah ! ce moment lui est plus doux et plus cher que celui où il voyait triompher Zaïre et Mérope, et l’agrandit davantage à nos yeux. Oui, s’il est beau de voir le génie donnant aux hommes rassemblés de puissantes émotions, oh ! qu’il paraît encore plus auguste quand il s’attendrit lui-même sur le malheur, et qu’il jure de venger l’innocence !

Et combien il savait mettre à profit jusqu’à ces attentats du fanatisme, grâce à lui devenus si rares ! comme il se servait des derniers crimes pour lui arracher les restes de sa puissance ! Alors le monstre épouvanté se cachait longtemps dans les ténèbres et le silence, semblable à la bête farouche et dévorante qui, s’élançant de la profondeur des forêts pour enlever une proie, a porté dans les habitations l’alarme et la terreur : bientôt tout est en armes pour la poursuivre et la combattre ; mais elle se retire sans bruit et sans menace, et, tranquille dans son repaire, elle attend le moment d’en sortir encore pour détruire et dévorer.

Mais Voltaire goûta du moins dans sa vieillesse cette satisfaction consolante de voir que l’ennemi qu’il avait tant combattu était enfin ou désarmé ou enchaîné, et presque réduit parmi nous à une entière impuissance. Il osa s’applaudir de cette victoire : et pourquoi lui eût-il été défendu de jouir du bien qu’il avait fait ? Ce fut pour lui un des avantages d’une longue vie. Il vit succéder à ceux qui, nourris dans les préjugés, avaient repoussé la vérité, une génération nouvelle qui ne demandait qu’à la recevoir, et qui croissait en s’instruisant dans ses écrits ; il vit la lumière pénétrer partout, et des hommes de tous les états, des hommes supérieurs par leur mérite ou par leurs emplois, la porter dans tous les genres d’administration. C’est alors qu’il se félicita d’avoir longtemps vécu. En effet, parmi les bienfaiteurs de l’humanité, combien peu ont eu assez de vie pour voir à la fois et toute leur gloire et toute leur influence ! Ce n’est pas la destinée ordinaire du génie. On ne lui a donné qu’un instant d’existence pour laisser une trace éternelle : et qu’il est rare qu’il en aperçoive autour de lui les premières empreintes, et qu’il emporte dans la tombe les premiers fruits de ses bienfaits !

Ce bonheur fut celui de Voltaire. Ses yeux furent témoins de la révolution qui était son ouvrage. Il vit naître dans les esprits cette activité éclairée qui cherche dans tous les objets le bien possible, et ne se repose plus qu’elle ne l’ait trouvé. L’inquiétude naturelle à un peuple ardent et ingénieux, si longtemps consumé dans de tristes et frivoles querelles, se porta vers tous les moyens d’adoucir et d’améliorer la condition humaine, assez affligée de maux inévitables pour n’y en pas ajouter de volontaires.

Il ne vit pas, il est vrai, disparaître entièrement ces restes honteux de la barbarie qui déshonorent une nation policée, et qu’il nous a tant reprochés ; mais du moins il les vit attaquer de toutes parts, et dut espérer avec nous leur anéantissement.

Il ne vit pas abolir cet usage absurde et funeste d’entasser les sépultures des morts dans les demeures des vivants, de faire du lieu saint un amas