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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/248

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ÉLOGE DE VOLTAIRE


et l’envie, toujours occupée à t’empêcher d’y parvenir, t’attendra à tous les passages pour insulter ta marche et la retarder. Tu consumeras, dans de tristes et infructueux combats, une partie des forces destinées pour un meilleur usage : et lorsqu’enfin, rendu à toi-même, tu verras la carrière ouverte, tu n’y entreras que fatigué de tant d’assauts, et ne pouvant plus donner à la gloire que la moitié de ton talent et de ta vie.

Celle de Voltaire ne fut point chargée de ce fardeau, toujours si difficile à secouer ; il put la dévouer librement, la consacrer tout entière à cette gloire qu’il idolâtrait, et aux travaux qu’il avait choisis, si l’on peut appeler travaux les productions faciles de cette tête agissante et féconde, qui semblait répandre ses idées comme le soleil répand ses rayons. On a demandé plus d’une fois si cette facilité extrême était une marque essentiellement distinctive de la supériorité : c’en est du moins un des plus beaux attributs, mais ce n’en est pas un des caractères indispensables. Je l’ai déjà dit : ne soumettons point la nature à des procédés uniformes ; elle est aussi sublime et aussi magnifique dans la formation de ces métaux lentement durcis et élaborés sous le poids des rochers et sous le torrent des âges, que dans la reproduction si prompte et si continuelle des substances animales, et dans l’abondance d’une végétation rapide. Il est des philosophes, des orateurs, des poètes, dont l’éloquence est plus travaillée, et dont la perfection a plus coûté ; mais cette différence, analogue à celle des caractères, serait-elle la mesure du génie ?

Si Voltaire composait en un mois une tragédie, et si Racine y employait une année, établirai-je sur cette disproportion celle de leur mérite ? non ; mais, d’un autre côté, si Voltaire, qui n’avait pas moins de goût que Racine, a pourtant un style moins châtié ; si, pouvant balancer les beautés de son rival, il offre plus de défauts, je chercherai seulement pourquoi, de deux écrivains nés avec la même facilité, l’un s’est fait une loi de la restreindre, et l’autre s’y est laissé emporter ; et je verrai dans l’un le grand poëte qui n’a voulu faire que des tragédies, et qui de bonne heure a cessé d’en faire ; dans l’autre, l’esprit vaste et hardi dont l’entrée dans le pays des arts a été une invasion, et qui a embrassé à la fois l’épopée, le drame, la philosophie et l’histoire. Le travail que le premier mettait dans un ouvrage, celui-ci l’étendait sur tous les genres ; et si leur ambition n’a pas été la même, est-ce à nous de nous en plaindre, nous qui en recueillons les fruits ? Racine, tranquille et modéré, pouvait se reposer à loisir sur un ouvrage qui se perfectionnait sous ses mains ; Voltaire, impatient et fougueux, voulait achever aussitôt qu’il avait conçu, concevait ensemble plusieurs ouvrages, et remplissait encore les intervalles de l’un à l’autre par des productions différentes.

Il composait avec enthousiasme, corrigeait avec vitesse, et revenait aussi facilement sur ses corrections. Il fallait sans cesse de nouveaux aliments à cette ardeur dévorante. Les jours, qu’il savait étendre et multiplier par l’usage qu’il en faisait, lui paraissaient toujours trop courts et trop rapides pour celui qu’il en eût voulu faire. Le temps, qu’il regardait comme le trésor du génie, il le dispensait avec une économie scrupuleuse, et le mettait en œuvre de