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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/268

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VIE DE VOLTAIRE.

Son exil ne fut pas long. Mme Dunoyer, qui s’y était réfugiée avec ses deux filles, pour se séparer de son mari, plus que par zèle pour la religion protestante, vivait alors à la Haye d’intrigues et de libelles, et prouvait, par sa conduite, que ce n’était pas la liberté de conscience qu’elle y était allée chercher.

M. de Voltaire devint amoureux d’une de ses filles ; la mère, trouvant que le seul parti qu’elle pût tirer de cette passion était d’en faire du bruit, se plaignit à l’ambassadeur, qui défendit à son jeune protégé de conserver des liaisons avec Mlle Dunoyer, et le renvoya dans sa famille pour n’avoir pas suivi ses ordres.

Mme Dunoyer ne manqua pas de faire imprimer cette aventure, avec les lettres[1] du jeune Arouet à sa fille, espérant que ce nom, déjà très-connu, ferait mieux vendre le livre ; et elle eut soin de vanter sa sévérité maternelle et sa délicatesse dans le libelle même où elle déshonorait sa fille.

On ne reconnaît point dans ces lettres la sensibilité de l’auteur de Zaïre et de Tancrède. Un jeune homme passionné sent vivement, mais ne distingue pas lui-même les nuances des sentiments qu’il éprouve ; il ne sait ni choisir les traits courts et rapides qui caractérisent la passion, ni trouver des termes qui peignent à l’imagination des autres le sentiment qu’il éprouve, et le fassent passer dans leur âme. Exagéré ou commun, il paraît froid lorsqu’il est dévoré de l’amour le plus vrai et le plus ardent. Le talent de peindre les passions sur le théâtre est même un des derniers qui se développe dans les poëtes. Racine n’en avait pas même montré le germe dans les Frères ennemis et dans Alexandre ; et Brutus a précédé Zaïre : c’est que, pour peindre les passions, il faut non-seulement les avoir éprouvées, mais avoir pu les observer, en juger les mouvements et les effets dans un temps où, cessant de dominer notre âme, elles n’existent plus que dans nos souvenirs. Pour les sentir, il suffit d’avoir un cœur ; il faut, pour les exprimer avec énergie et avec justesse, une âme longtemps exercée par elles, et perfectionnée par la réflexion.

Arrivé à Paris, le jeune homme oublia bientôt son amour, mais il n’oublia point de faire tous ses efforts pour enlever une jeune personne estimable et née pour la vertu à une mère intrigante et corrompue. Il employa le zèle du prosélytisme. Plusieurs évêques, et même des jésuites, s’unirent à lui. Ce projet manqua ; mais Voltaire eut dans la suite le bonheur d’être utile à Mlle Dunoyer, alors mariée au baron de Winterfeld[2].

Cependant son père, le voyant toujours obstiné à faire des vers et à vivre dans le monde, l’avait exclu de sa maison. Les lettres les plus soumises ne le touchaient point : il lui demandait même la permission de passer en Amérique, pourvu qu’avant son départ il lui permît d’embrasser ses genoux. Il fallut se résoudre, non à partir pour l’Amérique, mais à entrer chez un procureur[3].

  1. Voyez tome XXXIII, pages 9 et suiv.
  2. Voyez tome XV, page 127.
  3. Ce procureur s’appelait Alain. Voltaire le nomme dans ses lettres 13 et 14,