Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
202
VIE DE VOLTAIRE.

L’Angleterre fut son asile. Newton n’était plus[1], mais son esprit régnait sur ses compatriotes, qu’il avait instruits à ne reconnaître pour guides, dans l’étude de la nature, que l’expérience et le calcul. Locke, dont la mort était encore récente, avait donné le premier une théorie de l’âme humaine, fondée sur l’expérience, et montré la route qu’il faut suivre en métaphysique pour ne point s’égarer. La philosophie de Shaftesbury, commentée par Bolingbroke, embellie par les vers de Pope, avait fait naître en Angleterre un déisme qui annonçait une morale fondée sur des motifs faits pour émouvoir les âmes élevées, sans offenser la raison.

Cependant, en France, les meilleurs esprits cherchaient encore à substituer, dans nos écoles, les hypothèses de Descartes aux absurdités de la physique scolastique ; une thèse où l’on soutenait soit le système de Copernic, soit les tourbillons, était une victoire sur les préjugés. Les idées innées étaient devenues presque un article de foi aux yeux des dévots, qui d’abord les avaient prises pour une hérésie. Malebranche, qu’on croyait entendre, était le philosophe à la mode. On passait pour un esprit fort, lorsqu’on se permettait de regarder l’existence de cinq propositions, dans le livre illisible de Jansénius, comme un fait indifférent au bonheur de l’espèce humaine, ou qu’on osait lire Bayle sans la permission d’un docteur en théologie.

Ce contraste devait exciter l’enthousiasme d’un homme qui, comme Voltaire, avait dès son enfance secoué tous les préjugés. L’exemple de l’Angleterre lui montrait que la vérité n’est pas faite pour rester un secret entre les mains de quelques philosophes, et d’un petit nombre de gens du monde instruits, ou plutôt endoctrinés par les philosophes, riant avec eux des erreurs dont le peuple est la victime, mais s’en rendant eux-mêmes les défenseurs lorsque leur état ou leur place leur y fait trouver un intérêt chimérique ou réel, et prêts à laisser proscrire ou même à persécuter leurs précepteurs, s’ils osent dire ce qu’eux-mêmes pensent en secret.

Dès ce moment Voltaire se sentit appelé à détruire les préjugés de toute espèce dont son pays était l’esclave. Il sentit la possibilité d’y réussir par un mélange heureux d’audace et de souplesse, en sachant tantôt céder aux temps, tantôt en profiter, ou les faire naître ; en se servant tour à tour, avec adresse, du raisonnement, de la plaisanterie, du charme des vers, ou des effets du théâtre ; en rendant enfin la raison assez simple pour devenir populaire, assez aimable pour ne pas effrayer la frivolité, assez piquante pour être à la mode. Ce grand projet de se rendre, par les seules forces de son génie, le bienfaiteur de tout un peuple, en l’arrachant à ses erreurs, enflamma l’âme de Voltaire, échauffa son courage. Il jura d’y consacrer sa vie, et il a tenu parole.

La tragédie de Brutus[2] fut le premier fruit de son voyage en Angleterre.

  1. Newton n’est mort que le 20 mars 1727 ; Voltaire était alors en Angleterre depuis plus de dix mois.
  2. Cette tragédie ne fut jouée à Paris que le 11 décembre 1730 ; voyez tome II, page 301.