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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/278

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VIE DE VOLTAIRE.

Les tragédies historiques, comme Cinna, la Mort de Pompée, Brutus, Rome sauvée, le Triumvirat, de Voltaire, ne peuvent avoir l’intérêt du Cid, d’Iphigénie, de Zaïre, ou de Mérope. Les passions douces et tendres du cœur humain ne pourraient s’y développer sans distraire du tableau historique qui en est le sujet ; les événements ne peuvent y être disposés avec la même liberté pour les faire servir à l’effet théâtral. Le poëte y est bien moins maître des caractères. L’intérêt, qui est celui d’une nation ou d’une grande révolution, plutôt que celui d’un individu, est dès lors bien plus faible, parce qu’il dépend de sentiments moins personnels et moins énergiques.

Mais, loin de proscrire ce genre comme plus froid, comme moins favorable au génie dramatique du poëte, il faudrait l’encourager, parce qu’il ouvre un champ vaste au génie poétique, qui peut y développer toutes les grandes vérités de la politique ; parce qu’il offre de grands tableaux historiques, et qu’enfin c’est celui qu’on peut employer avec plus de succès à élever l’âme et à la former. On doit sans doute placer au premier rang les poëmes qui, comme Mahomet, comme Alzire, sont à la fois des tragédies intéressantes ou terribles, et de grands tableaux ; mais ces sujets sont très-rares, et ils exigent des talents que Voltaire seul a réunis jusqu’ici.

On ne voulut point permettre d’imprimer la Mort de César. On fit un crime à l’auteur des sentiments républicains répandus dans sa pièce, imputation d’autant plus ridicule que chacun parle son langage, que Brutus n’en est pas plus le héros que César ; que le poëte, dans un genre purement historique, en traçant ses portraits d’après l’histoire, en a conservé l’impartialité. Mais, sous le gouvernement à la fois tyrannique et pusillanime du cardinal de Fleury, le langage de la servitude était le seul qui pût paraître innocent.

Qui croirait aujourd’hui que l’élégie sur la mort de Mlle Lecouvreur[1] ait été pour Voltaire le sujet d’une persécution sérieuse, qui l’obligea de quitter la capitale, où il savait qu’heureusement l’absence fait tout oublier, même la fureur de persécuter !

Les théâtres sont une institution vraiment utile : c’est par eux qu’une jeunesse inappliquée et frivole conserve encore quelque habitude de sentir et de penser, que les idées morales ne lui deviennent point absolument étrangères, que les plaisirs de l’esprit existent pour elle. Les sentiments qu’excite la représentation d’une tragédie élèvent l’âme, l’épurent, la tirent de cette apathie, de cette personnalité, maladies auxquelles l’homme riche et dissipé est condamné par la nature. Les spectacles forment en quelque sorte un lien entre la classe des hommes qui pensent et celle des hommes qui ne pensent point. Ils adoucissent l’austérité des uns, et tempèrent dans les autres la dureté qui naît de l’orgueil et de la légèreté. Mais, par une fatalité singulière, dans le pays où l’art du théâtre a été porté au plus haut degré de perfection, les acteurs, à qui le public doit le plus noble de ses plaisirs, condamnés par la religion, sont flétris par un préjugé ridicule.

  1. Tome IX, page 369.