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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/281

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VIE DE VOLTAIRE.

Dans le grand nombre, ce sentiment a pour origine l’orgueil et l’envie. On regarde comme affectant sur nous une supériorité qui nous blesse l’écrivain qui, en critiquant ceux que nous admirons, a l’air de se croire supérieur à eux, et dès lors à nous-mêmes. On craint qu’en abattant la statue de l’homme qui n’est plus, il ne prétende élever à sa place celle d’un homme vivant, dont la gloire est toujours un spectacle affligeant pour la médiocrité. Mais si des esprits supérieurs s’abandonnent à cette espèce d’intolérance, cette faiblesse excusable et passagère, née de la paresse et de l’habitude, cède bientôt à la vérité, et ne produit ni l’injustice ni la persécution.

Dans sa retraite, Voltaire avait conçu l’heureux projet de faire connaître à sa nation la philosophie, la littérature, les opinions, les sectes de l’Angleterre ; et il fit ses Lettres sur les Anglais[1]. Newton, dont on ne connaissait en France ni les opinions philosophiques, ni le système du monde, ni presque même les expériences sur la lumière ; Locke, dont le livre traduit en français[2] n’avait été lu que par un petit nombre de philosophes ; Bacon, qui n’était célèbre que comme chancelier ; Shakespeare, dont le génie et les fautes grossières sont un phénomène dans l’histoire de la littérature ; Congrève, Wicherley, Addison, Pope, dont les noms étaient presque inconnus même de nos gens de lettres ; ces quakers[3], fanatiques sans être persécuteurs, insensés dans leur dévotion, mais les plus raisonnables des chrétiens dans leur croyance et dans leur morale, ridicules aux yeux du reste des hommes pour avoir outré deux vertus, l’amour de la paix et celui de l’égalité ; les autres sectes qui se partageaient l’Angleterre ; l’influence qu’un esprit général de liberté y exerce sur la littérature, sur la philosophie, sur les arts, sur les opinions, sur les mœurs ; l’histoire de l’insertion de la petite vérole reçue presque sans obstacle, et examinée sans prévention, malgré la singularité et la nouveauté de cette pratique : tels furent les objets principaux traités dans cet ouvrage.

Fontenelle avait le premier fait parler à la raison et à la philosophie un langage agréable et piquant ; il avait su répandre sur les sciences la lumière d’une philosophie toujours sage, souvent fine, quelquefois profonde : dans les Lettres de Voltaire, on trouve le mérite de Fontenelle avec plus de goût, de naturel, de hardiesse, et de gaieté. Un vieil attachement aux erreurs de Descartes n’y vient pas répandre sur la vérité des ombres qui la cachent ou la défigurent. C’est la logique et la plaisanterie des Provinciales, mais s’exerçant sur de plus grands objets, n’étant jamais corrompues par un vernis de dévotion monacale.

Cet ouvrage fut parmi nous l’époque d’une révolution ; il commença à y faire naître le goût de la philosophie et de la littérature anglaise ; à nous intéresser aux mœurs, à la politique, aux connaissances commerciales de ce peuple ; à répandre sa langue parmi nous. Depuis, un engouement puéril a pris la place de l’ancienne indifférence ; et, par une singularité remarquable, Voltaire a eu encore la gloire de le combattre, et d’en diminuer l’influence.

  1. Ou Lettres philosophiques, voyez tome XXII, page 75.
  2. L’Essai sur l’entendement humain avait été traduit par Coste en 1700.
  3. Les quatre premières Lettres philosophiques sont consacrées aux quakers.