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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/286

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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire n’ayant donc besoin pour sa fortune ni de cultiver des protecteurs, ni de solliciter des places, ni de négocier avec des libraires, renonça au séjour de la capitale. Jusqu’au ministère du cardinal de Fleury, et jusqu’à son voyage en Angleterre, il avait vécu dans le plus grand monde. Les princes, les grands, ceux qui étaient à la tête des affaires, les gens à la mode, les femmes les plus brillantes, étaient recherchés par lui et le recherchaient. Partout il plaisait, il était fêté ; mais partout il inspirait l’envie et la crainte. Supérieur par ses talents, il l’était encore par l’esprit qu’il montrait dans la conversation ; il y portait tout ce qui rend aimables les gens d’un esprit frivole, et y mêlait les traits d’un esprit supérieur. Né avec le talent de la plaisanterie, ses mots étaient souvent répétés, et c’en était assez pour qu’on donnât le nom de méchanceté à ce qui n’était que l’expression vraie de son jugement, rendue piquante par la tournure naturelle de son esprit.

À son retour d’Angleterre, il sentit que, dans les sociétés où l’amour propre et la vanité rassemblent les hommes, il trouverait peu d’amis ; et il cessa de s’y répandre, sans cependant rompre avec elles. Le goût qu’il y avait pris pour la magnificence, pour la grandeur, pour tout ce qui est brillant et recherché, était devenu une habitude ; il le conserva même dans la retraite ; ce goût embellit souvent ses ouvrages : il influa quelquefois sur ses jugements. Rendu à sa patrie, il se réduisit à ne vivre habituellement qu’avec un petit nombre d’amis. Il avait perdu M. de Génonville et M. de Maisons, dont il a pleuré la mort dans des vers si touchants[1], monuments de cette sensibilité vraie et profonde que la nature avait mise dans son cœur, que son génie répandit dans ses ouvrages, et qui fut le germe heureux de ce zèle ardent pour le bonheur des hommes, noble et dernière passion de sa vieillesse. Il lui restait M. d’Argental[2], dont la longue vie n’a été qu’un sentiment de tendresse et d’admiration pour Voltaire, et qui en fut récompensé par son amitié et sa confiance ; il lui restait MM. de Forment et de Cideville, qui étaient les confidents de ses ouvrages et de ses projets.

Mais, vers le temps de ses persécutions, une autre amitié vint lui offrir des consolations plus douces, et augmenter son amour pour la retraite. C’était celle de la marquise du Châtelet, passionnée comme lui pour l’étude et pour la gloire ; philosophe, mais de cette philosophie qui prend sa source dans une âme forte et libre, ayant approfondi la métaphysique et la géométrie assez pour analyser Leibnitz et pour traduire Newton, cultivant les arts, mais sachant les juger, et leur préférer la connaissance de la nature et des hommes ; n’aimant de l’histoire que les grands résultats qui portent la lumière sur les secrets de la nature humaine ; supérieure à tous les préjugés par la force de son caractère comme par celle de sa raison, et n’ayant pas la faiblesse de cacher combien elle les dédaignait ; se livrant aux frivolités de son sexe, de son état, et de son âge, mais les méprisant et les abandonnant sans regret pour la retraite, le travail et l’amitié ; excitant enfin par sa supériorité la jalousie des femmes, et même de la plupart des hommes avec lesquels son rang l’obligeait de vivre, et leur pardonnant sans effort. Telle était l’amie que choisit Voltaire pour passer avec lui des jours remplis par le travail, et embellis par leur amitié commune.

  1. Voyez l’Épître aux mânes de Génonville, tome X, page 265 ; et le Temple du Goût, tome VIII, page 549.
  2. Voyez les notes qui le concernent, tome XXXIII, page 419, et L, 389.