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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/300

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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire menait à Lunéville une vie occupée, douce, et tranquille, lorsqu’il eut le malheur d’y perdre son amie. Mme du Châtelet mourut[1] au moment où elle venait de terminer sa traduction de Newton, dont le travail forcé abrégea ses jours. Le roi vint consoler Voltaire dans sa chambre, et pleurer avec lui. Revenu à Paris, il se livra au travail : moyen de dissiper la douleur, que la nature a donné à très-peu d’hommes. Ce pouvoir sur nos propres idées, cette force de tête que les peines de l’âme peuvent détruire, sont des dons précieux qu’il ne faut point calomnier en les confondant avec insensibilité. La sensibilité n’est point de la faiblesse ; elle consiste à sentir les peines, et non à s’en laisser accabler. On n’en a pas moins une âme sensible et tendre, la douleur n’en a pas été moins vive, parce qu’on a eu le courage de la combattre, et que des qualités extraordinaires ont donné la force de la vaincre.

Voltaire se lassait d’entendre tous les gens du monde et la plupart des gens de lettres lui préférer Crébillon, moins par sentiment que pour le punir de l’universalité de ses talents : car on est toujours plus indulgent pour les talents bornés à un seul genre, qui, paraissant une espèce d’instinct, et laissant en repos plus d’espèces d’amour-propre, humilient moins l’orgueil.

Cette opinion de la supériorité de Crébillon était soutenue avec tant de passion que depuis, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, M. d’Alembert eut besoin de courage pour accorder l’égalité à l’auteur d’Alzire et de Mérope, et n’osa porter plus loin la justice[2]. Enfin Voltaire voulut se venger, et forcer le public à le mettre à sa véritable place, en donnant Sémiramis[3], Oreste[4], et Rome sauvée[5], trois sujets que Crébillon avait traités. Toutes les cabales animées contre Voltaire s’étaient réunies pour faire obtenir un succès éphémère au Catilina[6] de son rival, pièce dont la conduite est absurde et le style barbare, où Cicéron propose d’employer sa fille pour séduire Catilina, où un grand prêtre donne aux amants des rendez-vous dans un temple, y introduit une courtisane en habit d’homme, et traite ensuite le sénat d’impie, parce qu’il y discute des affaires de la république.

  1. Le 10 septembre 1749.
  2. Voici les expressions de d’Alembert : « Deux hommes illustres, entre lesquels notre nation semble partagée, et que la postérité saura mettre chacun à sa place, se disputent la gloire du cothurne, et l’on voit encore avec un extrême plaisir leurs tragédies après celles de Corneille et de Racine. » Le malin d’Alembert, dans les mots qui sont imprimés en italique, fait bien voir qu’il ne met pas sur le même rang Crébillon et Voltaire.
  3. 29 août 1748 ; voyez tome IV, page 481.
  4. 12 Janvier 1750 ; voyez tome V, page 73.
  5. Le 24 février 1752 ; voyez tome V, page 199.
  6. Le Catilina de Crébillon fut joué le 21 décembre 1748.