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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/322

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VIE DE VOLTAIRE.

C’est dans l’année 1760 que cette guerre littéraire fut la plus vive. Lefranc de Pompignan, littérateur estimable et poëte médiocre, dont il reste une belle strophe[1], et une tragédie faible[2] où le génie de Virgile et de Métastase n’ont pu le soutenir, fut appelé à l’Académie française. Revêtu d’une charge de magistrature, il crut que sa dignité, autant que ses ouvrages, le dispensait de toute reconnaissance ; il se permit d’insulter, dans son discours de réception, les hommes dont le nom faisait le plus d’honneur à la société qui daignait le recevoir, et désigna clairement Voltaire, en l’accusant d’incrédulité et de mensonge[3]. Bientôt après, Palissot, instrument vénal de la haine d’une femme, met les philosophes sur le théâtre. Les lois qui défendent de jouer les personnes sont muettes. La magistrature trahit son devoir, et voit, avec une joie maligne, immoler sur la scène les hommes dont elle craint les lumières et le pouvoir sur l’opinion, sans songer qu’en ouvrant la carrière à la satire, elle s’expose à en partager les traits. Crébillon déshonore sa vieillesse en approuvant la pièce. Le duc de Choiseul, alors ministre en crédit, protége cette indignité, par faiblesse pour la même femme[4] dont Palissot servait le ressentiment. Les journaux répètent les insultes du théâtre. Cependant Voltaire se réveille. Le pauvre Diable, le Russe à Paris, la Vanité, une foule de plaisanteries en prose se succèdent avec une étonnante rapidité.

Lefranc de Pompignan se plaint au roi, se plaint à l’Académie, et voit avec une douleur impuissante que le nom de Voltaire y écrase le sien. Chaque démarche multiplie les traits que toutes les bouches répètent, et les vers pour jamais attachés à son nom. Il propose à un protecteur auguste de manquer à ce qu’il s’est promis à lui-même, en retournant à l’Académie pour donner sa voix à un homme auquel le prince s’intéressait ; il n’obtient qu’un refus poli de ce sacrifice, a le malheur, en se retirant, d’entendre répéter par son protecteur[5] même ce vers si terrible :

Et l’ami Pompignan pense être quelque chose[6] ;


et va cacher dans sa province son orgueil humilié et son ambition trompée : exemple effrayant, mais salutaire, du pouvoir du génie et des dangers de l’hypocrisie littéraire.

  1. La neuvième de l’ode sur la mort de J.-B. Rousseau, commençant par :

    Le Nil a vu sur ses rivages, etc.

  2. Didon.
  3. Lefranc de Pompignan se sert dans son discours de ces expressions : Des écrivains, très-suspects d’ailleurs dans leur croyance, qu’il applique évidemment à Voltaire. (B.)
  4. La princesse de Robecq.
  5. Le dauphin.
  6. C’est le dernier de la satire intitulée la Vanité : voyez tome X, page 118.