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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/327

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VIE DE VOLTAIRE.

Il se réjouit de la destruction d’un ordre ami des lettres, mais ennemi de la raison, qui eût voulu étouffer tous les talents, ou les attirer dans son sein pour les corrompre, en les employant à servir ses projets, et tenir le genre humain dans l’enfance pour le gouverner. Mais il plaignit les individus traités avec barbarie par la haine des jansénistes, et retira chez lui un jésuite, pour montrer aux dévots que la véritable humanité ne connaît que le malheur, et oublie les opinions. Le Père Adam[1], à qui son séjour à Ferney donna une sorte de célébrité, n’était pas absolument inutile à son hôte ; il jouait avec lui aux échecs, et y jouait avec assez d’adresse pour cacher quelquefois sa supériorité. Il lui épargnait des recherches d’érudition ; il lui servait même d’aumônier, parce que Voltaire voulait pouvoir opposer aux accusations d’impiété sa fidélité à remplir les devoirs extérieurs de la religion romaine.

Il se préparait alors une grande révolution dans les esprits. Depuis la renaissance de la philosophie, la religion exclusivement établie dans toute l’Europe n’avait été attaquée qu’en Angleterre. Leibnitz, Fontenelle, et les autres philosophes moins célèbres accusés de penser librement, l’avaient respectée dans leurs écrits. Bayle lui-même, par une précaution nécessaire à sa sûreté, avait l’air, en se permettant toutes les objections, de vouloir prouver uniquement que la révélation seule peut les résoudre, et d’avoir formé le projet d’élever la foi en rabaissant la raison. Chez les Anglais, ces attaques eurent peu de succès et de suite. La partie la plus puissante de la nation crut qu’il lui était utile de laisser le peuple dans les ténèbres, apparemment pour que l’habitude d’adorer les mystères de la Bible fortifiât sa foi pour ceux de la constitution ; et ils firent comme une espèce de bienséance sociale du respect pour la religion établie. D’ailleurs, dans un pays où la Chambre des communes conduit seule à la fortune, et où les membres de cette Chambre sont élus tumultuairement par le peuple, le respect apparent pour ses opinions doit être érigé en vertu par tous les ambitieux.

  1. Antoine Adam avait professé quinze ans la rhétorique à Dijon. Malgré ce qu’on a dit, ce n’est point à Colmar que Voltaire le connut (voyez Mon Séjour, par Colini, page 118). Ce fut à la fin de 1763 qu’il fut placé, par d’Alembert, auprès de Voltaire. M. Feydel (Un Cahier littéraire, page 5) dit que le jésuite était l’espion de sa société auprès du philosophie de Ferney, et qu’il fut chassé en 1771), soupçonné d’avoir dérobé les Mémoires qui avaient été longtemps auparavant soustraits par La Harpe. « Ce n’était pas le premier homme du monde », disait Voltaire, qui répétait un mot de Mme Dumoulin sur un autre Adam (voyez Mélanges critiques d’Ancillon, I, 38).

    La Harpe (Mercure du mois d’août 1790, page 33) dément la prétendue complaisance que le jésuite aurait mise à se laisser gagner par Voltaire les parties d’échecs.