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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/334

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VIE DE VOLTAIRE.

Les cabinets de Versailles et de Turin furent aisément séduits. Le sénat de Berne, intéressé à éloigner des yeux de ses sujets le spectacle de l’égalité républicaine, a pour politique constante de protéger autour de lui toutes les entreprises aristocratiques ; et partout, dans la Suisse, les magistrats oppresseurs sont sûrs de trouver en lui un protecteur ardent et fidèle : ainsi le misérable orgueil d’obtenir dans une petite ville une autorité odieuse, et d’être haï sans être respecté, priva les citoyens de Genève de leur liberté, et la république, de son indépendance. Les chefs du parti populaire employèrent l’arme du fanatisme, parce qu’ils avaient assez lu pour savoir quelle influence la religion avait eue autrefois dans les dissensions politiques, et qu’ils ne connaissaient pas assez leur siècle pour sentir jusqu’à quel point la raison, aidée du ridicule, avait émoussé cette arme jadis si dangereuse.

On parla donc de remettre en vigueur les lois qui défendaient aux catholiques d’avoir du bien dans le territoire genevois ; on reprocha aux magistrats leurs liaisons avec Voltaire, qui avait osé s’élever contre l’assassinat barbare de Servet, commandé au nom de Dieu par Calvin aux lâches et superstitieux sénateurs de Genève. Voltaire fut obligé de renoncer à sa maison des Délices.

Bientôt après, Rousseau établit dans Émile des principes qui révélaient aux citoyens de Genève toute l’étendue de leurs droits, et qui les appuyaient sur des vérités simples que tous les hommes pouvaient sentir, que tous devaient adopter. Les aristocrates voulurent l’en punir. Mais ils avaient besoin d’un prétexte ; ils prirent celui de la religion, et se réunirent aux prêtres, qui, dans tous les pays, indifférents à la forme de la constitution et à la liberté des hommes, promettent les secours du ciel au parti qui favorise le plus leur intolérance, et deviennent, suivant leurs intérêts, tantôt les appuis de la tyrannie d’un prince persécuteur ou d’un sénat superstitieux, tantôt les défenseurs de la liberté d’un peuple fanatique.

Exposé alternativement aux attaques des deux partis, Voltaire garda la neutralité ; mais il resta fidèle à sa haine pour les oppresseurs. Il favorisait la cause du peuple contre les magistrats, et celle des natifs contre les citoyens : car ces natifs, condamnés à ne jamais partager le droit de cité, se trouvaient plus malheureux depuis que les citoyens, plus instruits des principes du droit politique mais moins éclairés sur le droit naturel, se regardaient comme des souverains dont les natifs n’étaient que des sujets qu’ils se crevaient en droit de soumettre à cette même autorité arbitraire à laquelle ils trouvaient leurs magistrats si coupables de prétendre.

Voltaire fit donc un poëme[1] où il répandit le ridicule sur tous les partis, et auquel on ne peut reprocher que des vers contre Rousseau, dictés par une colère dont la justice des motifs qui l’inspiraient ne peut excuser ni l’excès ni les expressions. Mais, lorsque dans un tumulte les citoyens eurent tué quelques natifs, il s’empressa de recueillir à Ferney les familles que ces troubles forcèrent d’abandonner Genève ; et dans le moment où la banqueroute de l’abbé Terray, qui n’avait pas même l’excuse de la nécessité, et qui ne servit qu’à faciliter des dépenses honteuses, venait de lui enlever une partie de sa fortune, on le vit donner des secours à ceux qui n’avaient pas de ressources, bâtir pour les autres des maisons qu’il leur vendit à bas prix et en rentes viagères, en même temps qu’il sollicitait pour eux la bienfaisance du gouvernement, qu’il employait son crédit auprès des souverains, des ministres, des grands de toutes les nations, pour procurer du débit à cette manufacture naissante d’horlogerie, qui fut bientôt connue de toute l’Europe.

  1. La Guerre de Genève ; voyez tome IX, page 515.