Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/350

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
276
VIE DE VOLTAIRE.

sur les Mœurs et l’Esprit des nations, et à y porter de nouveaux coups au fanatisme. Au milieu des acclamations du théâtre, il avait observé, avec un plaisir secret, que les vers les plus applaudis étaient ceux où il attaquait la superstition et les noms qu’elle a consacrés. C’était vers cet objet qu’il reportait tout ce qu’il recevait d’hommages. Il voyait dans l’admiration générale la preuve de l’empire qu’il avait exercé sur les esprits, de la chute des préjugés, qui était son ouvrage.

Paris possédait en même temps le célèbre Franklin, qui, dans un autre hémisphère, avait été aussi l’apôtre de la philosophie et de la tolérance. Comme Voltaire, il avait souvent employé l’arme de la plaisanterie, qui corrige la folie humaine, et apprend à en voir la perversité comme une folie plus funeste, mais digne aussi de pitié. Il avait honoré la philosophie par le génie de la physique, comme Voltaire par celui de la poésie. Franklin achevait de délivrer les vastes contrées de l’Amérique du joug de l’Europe, et Voltaire de délivrer l’Europe du joug des anciennes théocraties de l’Asie. Franklin s’empressa devoir un homme dont la gloire occupait depuis longtemps les deux mondes : Voltaire, quoiqu’il eût perdu l’habitude de parler anglais, essaya de soutenir la conversation dans cette langue ; puis bientôt reprenant la sienne : « Je n’ai pu résister au désir de parler un moment la langue de M. Franklin. »

Le philosophe américain lui présenta son petit-fils, en demandant pour lui sa bénédiction : « God and liberty[1], dit Voltaire, voilà la seule bénédiction qui convienne au petit-fils de M. Franklin. » Ils se revirent à une séance publique de l’Académie des sciences[2] ; le public contemplait avec attendrissement, placés à côté l’un de l’autre, ces deux hommes nés dans des mondes différents, respectables par leur vieillesse, par leur gloire, par l’emploi de leur vie, et jouissant tous deux de l’influence qu’ils avaient exercée sur leur siècle. Ils s’embrassèrent au bruit des acclamations ; on a dit que c’était Solon qui embrassait Sophocle. Mais le Sophocle français avait détruit l’erreur, et avancé le règne de la raison ; et le Solon de Philadelphie, appuyant sur la base inébranlable des droits des hommes la constitution de son pays, n’avait point à craindre de voir pendant sa vie même ses lois incertaines préparer des fers à son pays, et ouvrir la porte à la tyrannie.

L’âge n’avait point affaibli l’activité de Voltaire, et les transports de ses compatriotes semblaient la redoubler encore. Il avait formé le projet de réfuter tout ce que le duc de Saint-Simon[3], dans ses Mémoires encore secrets, avait accordé à la prévention et à la haine, dans la crainte que ces Mémoires, auxquels la probité reconnue de l’auteur, son état, son titre de contemporain, pouvaient donner quelque autorité, ne parussent dans un temps où personne ne fût assez voisin des événements pour défendre la vérité et confondre l’erreur.
  1. Dieu et la liberté.
  2. Le 29 avril.
  3. En 1788 on donna un extrait des Mémoires de Saint-Simon en trois volumes in-8o ; l’année suivante, on publia un supplément en quatre volumes. L’abbé Soulavie donna, en 1791, treize volumes in-8o, intitulés Œuvres complètes de Saint-Simon. M. F. Laurent donna, en 1818, six volumes in-8o, sous le titre de Mémoires de Saint-Simon : ce n’est que le travail de Soulavie autrement disposé. Les Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon ont été imprimés pour