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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/354

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VIE DE VOLTAIRE.

L’Académie française était dans l’usage de faire un service aux Cordeliers pour chacun de ses membres. L’archevêque de Paris, Beaumont, si connu par son ignorance et son fanatisme, défendit de faire ce service. Les cordeliers obéirent à regret, sachant bien que les confesseurs de Beaumont lui pardonnaient la vengeance, et ne lui prêchaient pas la justice. L’Académie résolut alors de suspendre cet usage jusqu’à ce que l’insulte faite au plus illustre de ses membres eût été réparée. Ainsi Beaumont servit malgré lui à détruire une superstition ridicule.

Cependant le roi de Prusse ordonna pour Voltaire un service solennel dans l’église catholique de Berlin. L’Académie de Prusse y fut invitée de sa part ; et, ce qui était plus glorieux pour Voltaire, dans le camp même où à la tête de cent cinquante mille hommes il défendait les droits des princes de l’Empire, et en imposait à la puissance autrichienne, il écrivit l’éloge de l’homme illustre dont il avait été le disciple et l’ami, et qui peut-être ne lui avait jamais pardonné l’indigne et honteuse violence exercée contre lui à Francfort par ses ordres, mais vers lequel un sentiment d’admiration et un goût naturel le ramenaient sans cesse, même malgré lui. Cet éloge était une bien noble compensation de l’indigne vengeance des prêtres.

De tous les attentats contre l’humanité, que dans les temps d’ignorance et de superstition les prêtres ont obtenu le pouvoir de commettre avec impunité, celui qui s’exerce sur des cadavres est sans doute le moins nuisible ; et, à des yeux philosophiques, leurs outrages ne peuvent paraître qu’un titre de gloire. Cependant le respect pour les restes des personnes qu’on a chéries n’est point un préjugé : c’est un sentiment inspiré par la nature même, qui a mis au fond de nos cœurs une sorte de vénération religieuse pour tout ce qui nous rappelle des êtres que l’amitié ou la reconnaissance nous ont rendus sacrés. La liberté d’offrir à leurs dépouilles ces tristes hommages est donc un droit précieux pour l’homme sensible ; et l’on ne peut sans injustice lui enlever la liberté de choisir ceux que son cœur lui dicte, encore moins lui interdire cette consolation au gré d’une caste intolérante qui a usurpé, avec une audace trop longtemps soufferte, le droit de juger et de punir les pensées.

D’ailleurs son empire sur l’esprit de la populace n’est pas encore détruit ; un chrétien privé de la sépulture est encore, aux yeux du petit peuple, un homme digne d’horreur et de mépris, et cette horreur dans les âmes soumises aux préjugés s’étend jusque sur sa famille. Sans doute si la haine des prêtres ne poursuivait que des hommes immortalisés par des chefs-d’œuvre, dont le nom a fatigué la renommée, dont la gloire doit embrasser tous les siècles, on pourrait leur pardonner leurs impuissants efforts ; mais leur haine peut s’attacher à des victimes moins illustres ; et tous les hommes ont les mêmes droits.