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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

lifiée libre, que l’on insulta Voltaire, que l’on viola le droit sacré des gens, que l’on oublia des formalités qui eussent été observées à l’égard d’un voleur de grand chemin ! Cette ville permit que l’on m’arrêtât, moi étranger à cette affaire, contre qui il n’existait aucun ordre ; que l’on me volât mon argent, et que je fusse gardé à vue comme un malfaiteur. Dussé-je vivre des siècles, je n’oublierai jamais ces atrocités.

Mme Denis n’avait point abandonné son oncle. À peine eut-elle appris que Voltaire venait d’être arrêté qu’elle se hâta d’aller porter ses réclamations au bourgmestre. Celui-ci, homme faible et borné, avait été séduit par Schmith. Non-seulement il refusa d’être juste et d’écouter Mme Denis, mais encore il lui ordonna de garder les arrêts dans son auberge. Ceci explique pourquoi Voltaire fut privé des secours de sa nièce pendant la scène scandaleuse du comptoir.

Depuis sa détention à la Bastille jusqu’à sa mort, Voltaire n’eut jamais à souffrir un traitement aussi désagréable. Que La Beaumelle écrivît contre lui et contre ses ouvrages, il ne tardait pas à anéantir La Beaumelle et sa critique ; que Fréron publiât périodiquement des invectives, le Pauvre Diable et l’Écossaise vengeaient la littérature de ce despote injuste et intolérant ; que la Sorbonne et le parlement fissent brûler ses ouvrages et l’accusassent d’athéisme, il se vengeait en élevant des temples à l’Éternel et en faisant de bonnes actions[1]. Mais, à Francfort, il se trouva livré à des hommes qui ignoraient les égards dus aux grands talents, dont l’extravagance égalait la grossièreté, et qui croyaient donner une preuve de zèle à leur souverain en outrageant de la manière la plus cruelle un homme qui était à leurs yeux un grand coupable, par cette seule raison que la demande de Frédéric annonçait une disgrâce. Ce n’est pas la première fois que les subalternes ont abusé du nom de leur maître et outre-passé ses ordres. L’ignorance des agents est plus à craindre que la sévérité éclairée du souverain. Il est en tout une mesure que peu d’hommes savent apprécier.

Je ne dois pas oublier une anecdote qui donnera une idée du désintéressement de Voltaire. Lorsque nous fûmes arrêtés à la porte de Francfort, et tandis que nous attendions dans la voiture la décision de monseigneur Freytag, il tira quelques papiers de l’un de ses portefeuilles, et dit, en me les remettant : Cachez cela sur vous. Je les cachai dans ce vêtement qu’un écrivain ingénieux a nommé le vêtement nécessaire, bien décidé à empêcher toutes les perquisitions que l’on voudrait faire dans cet asile. Le soir, à l’auberge du Bouc, trois soldats me gardaient dans ma chambre, et ne me perdaient pas de vue. Je brûlais cependant de connaître ces papiers, que je croyais de la plus grande importance, dans l’acception ordinairement donnée à ce mot. Pour satisfaire ma curiosité et tromper la vigilance de mes surveillants, je

  1. Il est constant que Louis XV fut tellement assiégé par les évêques et par la Sorbonne que l’on fut sur le point d’obtenir contre Voltaire une lettre de cachet. Il ne dut son salut qu’aux bienfaits qu’il répandait autour de lui, et qui furent révélés au roi par ses amis. De grands seigneurs, à qui il avait prêté des sommes considérables, étaient au nombre de ses persécuteurs. (Note de Colini.)