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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/452

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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Après avoir causé un moment avec Mme Denis, nous avons été très-promptement admis : nous l’avons trouvé assis au coin du feu, un livre à la main ; je lui trouvais l’air abattu ; ses yeux, qui, la dernière fois, lançaient des éclairs, étaient voilés comme d’un nuage. Il me dit, avec ce ton de politesse qui le distingue autant par ses manières qu’il l’est par son génie : « Ah ! madame, que vous êtes bonne ! vous n’abandonnez pas un vieillard, vous daignez le visiter. » Concevez-vous rien de plus adorable ? lui qui fait grâce à tous ceux qu’il consent à voir, se charger de toute la reconnaissance ! Je lui parlai de sa santé ; il avait, me dit-il, mangé des fraises qui lui avaient donné une indigestion. « Hé bien ! en lui prenant la main et en la lui baisant, vous n’en mangerez plus, n’est-ce pas ? vous vous ménagerez pour vos amis, pour le public dont vous faites les délices. — Je ferai, dit-il, tout ce que vous voudrez ; » et comme je continuai mes petites caresses : « Vous me rendez la vie ! qu’elle est aimable ! s’écriait-il ; que je suis heureux d’être si misérable ! elle ne me traiterait pas si bien si je n’avais que vingt ans. » Je lui dis que je ne pourrais l’aimer davantage, et que je serais bien à plaindre de ne pouvoir lui montrer toute la vivacité des sentiments qu’il m’inspire. En effet, ces quatre-vingts ans mettent ma passion bien à l’aise, sans lui rien faire perdre de sa force. Nous parlâmes de Ferney, qu’il a peuplé, qui lui doit son existence : il s’en félicitait. Je me rappelai ce vers, que je lui citai :


J’ai fait un peu de bien, c’est mon plus bel ouvrage.

Notre résident lui dit que, si jamais ses ouvrages se perdaient, on les retrouverait tout entiers dans ma tête. « Ils seront donc corrigés ? » dit-il avec une grâce inimitable ; et comme il m’avait abandonné sa main, que je baisai : « Voyez donc, en baisant la mienne, comme je me laisse faire ; c’est que cela est si doux ! » Je lui demandai ce qu’il pensait des Barmécides, que M. de La Harpe m’avait chargée de lui porter. Il les loua modérément et me laissa entrevoir qu’il y désirait beaucoup de choses, sur lesquelles il écrirait à M. de La Harpe. Pour l’Éloge de Pascal, par M. de Condorcet, il me dit qu’il le trouvait si beau qu’il en était épouvanté. « Comment donc, monsieur ? — Oui, madame, si cet homme-là était un si grand homme, nous sommes de grands sots, nous autres, de ne pouvoir penser comme lui. M. de Condorcet nous fera un grand tort s’il fait imprimer cet ouvrage tel qu’il me l’a envoyé. Que Racine, ajouta-t-il, fût un bon chrétien, cela n’était pas extraordinaire : c’était un poëte, un homme d’imagination ; mais Pascal était un raisonneur, il ne faut pas mettre les raisonneurs contre nous ; c’était, au reste, un enthousiaste malade, et peut-être d’aussi peu de bonne foi que ses antagonistes. » Je ne m’avisai point de vouloir lui prouver qu’un grand homme pouvait encore être un chrétien ; j’aimai mieux continuer de l’entendre. Il nous parla de son frère le janséniste, qui avait, dit-il, un si beau zèle pour le martyre qu’il disait un jour à un ami qui pensait comme lui, mais qui ne voulait pas qu’on se permît rien qui exposât à la persécution : « Parbleu, si vous n’avez pas envie d’être pendu, au moins n’en dégoûtez pas les autres ! »