Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
XXXIX
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

Voltaire, le talent le plus étendu, le plus varié, non pas seulement de son siècle, mais de tous les âges ; doué d’une activité sans exemple, et d’un zèle dévorant pour la cause de l’humanité, introduisit à la fois l’esprit philosophique dans l’épopée, dans la tragédie, dans l’histoire, dans la critique, dans les romans, dans la poésie légère. Il employa contre les ennemis de la raison, tantôt le sarcasme ingénieux d’Horace, tantôt l’inépuisable enjouement d’Arioste..., et, durant soixante années, exerça sur l’Europe entière une influence plus grande que celle du pouvoir, que celle même du despotisme, car l’influence était l’opinion : seule autorité sans limites.

On peut lui reprocher d’avoir médiocrement aimé la liberté. On peut aussi lui reprocher d’avoir souvent déifié les tyrans et la tyrannie… En faisant marcher l’esprit de son siècle, Voltaire dépendait lui-même de cet esprit, ou peut-être il a cru qu’il devait subir un joug pour qu’on lui permît d’en briser un autre. (Œuvres complètes.)

Tandis que l’Église triomphait encore, déjà Voltaire faisait renaître la persécution de Julien. Il eut l’art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l’incrédulité à la mode. Il enrôla tous les amours propres dans cette ligue insensée ; la religion fut attaquée avec toutes les armes, depuis le pamphlet jusqu’à l’in-folio, depuis l’épigramme jusqu’au sophisme.

Des critiques judicieux ont observé qu’il y a deux hommes dans Voltaire : l’un plein de goût, de savoir, de raison ; l’autre qui pèche par les défauts contraires à ces qualités.

Il est bien à plaindre d’avoir eu ce double génie qui force à la fois à l’admirer et à le haïr. Il édifie et renverse ; il donne les exemples et les préceptes les plus contraires ; il élève aux nues le siècle de Louis XIV et attaque ensuite en détail la réputation des grands hommes… tour à tour il encense et dénigre l’antiquité ; il poursuit, à travers soixante-dix volumes, ce qu’il appelle l’infâme, et les morceaux les plus beaux de ses écrits sont inspirés par la religion. Tandis que son imagination vous rit, il fait luire une fausse raison qui détruit le merveilleux, rapetisse l’âme et borne la vue. Excepté dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, il n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps, et montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte ; on ne sait quelle est la forme qui lui est propre : il serait insensé, s’il n’était si sage, et méchant, si sa vie n’était remplie de traits de bienfaisance. Au milieu de ses impiétés, on peut remarquer qu’il haïssait les sophistes. Il aimait naturellement les beaux-arts, les lettres, et la grandeur, et il n’est pas rare de le surprendre dans une sorte d’admiration pour la cour de Rome. Son amour-propre lui fit jouer toute sa vie un rôle pour lequel il n’était pas fait, et auquel il était fort supérieur. Il n’avait rien en effet de commun avec MM. Diderot, Raynal et d’Alembert. L’élégance de ses mœurs, ses belles manières, son goût pour la société, et surtout son humanité, l’auraient vraisemblablement rendu un des plus grands ennemis du régime révolutionnaire. Il est très-décidé en faveur de l’ordre social, sans s’apercevoir qu’il le sape par les fondements en attaquant l’ordre religieux. Ce qu’on peut dire sur lui de plus raisonnable, c’est que son incrédulité l’a empêché d’atteindre à la hauteur où l’appelait la nature, et que ses ouvrages, excepté ses poésies fugitives, sont demeurés au-dessous de son véritable talent.