Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/547

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
473
DE VOLTAIRE.

On lui conseilla de dédier ce livre au roi de Prusse, que la protection éclairée dont il favorisait les gens de lettres avait rendu aussi célèbre dans la littérature que ses talents militaires avaient inspiré d’admiration pour lui à l’Europe. Il m’envoya cette épître dédicatoire en manuscrit, en me priant de l’examiner, et d’en conférer avec ceux que je croirais capables de lui donner de bons conseils. Je ne crus pas pouvoir mieux faire que de consulter M. de Maupertuis, que le roi de Prusse honorait de son amitié, qui lui était attaché, et que l’on regardait comme un des courtisans de Sa Majesté prussienne ; je le connaissais beaucoup, et il était grand ami de M. de Saint-Hyacinthe.

Il lut l’épître dédicatoire, l’examina avec beaucoup d’attention, fit quelques remarques grammaticales, et jugea qu’on pouvait l’imprimer, en remarquant cependant que les louanges n’y étaient pas distribuées avec assez de délicatesse. Effectivement, on ne pouvait rien y ajouter : ce grand prince y est représenté comme un souverain aimable par sa bonté, admirable par sa justice, redoutable par sa valeur, l’admiration des étrangers, et la gloire de la royauté.

M. de Saint-Hyacinthe s’aperçut lui-même que « ce ton, qui paraissait approcher de la flatterie, convenait mieux à un courtisan qu’à un philosophe » ; et il m’écrivit : « Si vous trouvez cette épître trop forte, plaignez-moi d’être dans la nécessité de la faire ; je crois cependant le fond de ce que je dis. »

Cette dédicace ne produisit aucun des effets qu’en avait espérés l’auteur ; le roi n’y fit pas la moindre attention. M. de Saint-Hyacinthe s’imagina que c’était l’effet des mauvais services que M. de Voltaire lui avait rendus à la cour de Prusse : c’est ce qu’on peut voir dans les lettres qu’il m’adressa, et que je vais rapporter.

Il m’écrivit, le 8 juillet 1744 : « J’ai reçu une lettre de M. Jordan ; il m’avait écrit quand j’envoyai à Berlin l’exemplaire pour le roi, avec plusieurs autres, qu’il l’avait fait tenir au roi ; et que dès que le roi serait de retour, et qu’il saurait sa volonté, il m’en informerait. Voltaire passa dans ce temps-là à Rotterdam, en allant en Prusse ; M. de Bruas lui fit présent d’un exemplaire de mes Recherches, croyant l’engager à me rendre de bons offices en Prusse ; Voltaire tint de moi beaucoup de mauvais discours, et je me doutais bien qu’il me nuirait de son mieux. En effet, j’ai été près d’un an sans recevoir des nouvelles de M. Jordan ; et pour m’assurer de la vérité de ce que je soupçonnais, j’écrivis une lettre à M. Jordan pour me plaindre de ce qu’après m’avoir écrit qu’il me manderait son sentiment de mon livre quand il l’aurait lu, et celui de ses amis, il avait, oublié de me faire cette grâce. Je ne lui parlai point du roi ni de Voltaire, dont je disais seulement qu’un poëte, à son retour de Berlin, avait assuré à un de mes amis de Rotterdam que mon livre n’y avait pas réussi ; mais que comme les poëtes sont fort accoutumés à la fiction, je le priais, lui M. Jordan, de me dire au vrai ce qui en était, le priant de me croire assez galant homme pour penser que je pouvais faire un mauvais livre, et même pour me l’entendre dire. J’ai reçu une lettre concertée, où l’on ne me dit pas un mot ni du roi ni du poëte, où on parle assez bien de mon livre ; d’ailleurs, lettre polie, mais d’un froid poli, en comparaison des autres. Ainsi, mon très-cher ami, il n’y a rien à espérer de ce côté-là ; et qui en effet sera ami de Voltaire ne le sera pas de moi. Si, après le premier voyage que ce poëte fit à Berlin, on ne m’eût pas écrit de Paris qu’il était revenu disgracié du roi de Prusse, quelque admiration que j’eusse pour ce que j’apprends de ce prince, je ne lui aurais pas fait l’honneur de lui dédier mon livre ; mais la chose est faite. »