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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/86

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MÉMOIRES.

l’heure étaient déterminés ; le père fut informé de tout : on arrêta en même temps le prince et ses deux compagnons de voyage. Le roi crut d’abord que la princesse Guillelmine[1], sa fille, qui depuis a épousé le prince margrave de Baireuth, était du complot ; et, comme il était très-expéditif en fait de justice, il la jeta à coups de pied par une fenêtre qui s’ouvrait jusqu’au plancher. La reine mère, qui se trouva à cette expédition dans le temps que Guillelmine allait faire le saut, la retint à peine par ses jupes. Il en resta à la princesse une contusion au-dessous du téton gauche, qu’elle a conservée toute sa vie comme une marque des sentiments paternels, et qu’elle m’a fait l’honneur de me montrer.

Le prince avait une espèce de maîtresse[2], fille d’un maître d’école de la ville de Brandebourg, établie à Potsdam. Elle jouait du clavecin assez mal, le prince royal l’accompagnait de la flûte. Il crut être amoureux d’elle, mais il se trompait ; sa vocation n’était pas pour le sexe. Cependant, comme il avait fait semblant de l’aimer, le père fit faire à cette demoiselle le tour de la place de Potsdam, conduite par le bourreau, qui la fouettait sous les yeux de son fils.

Après l’avoir régalé de ce spectacle, il le fit transférer à la citadelle de Custrin, située au milieu d’un marais. C’est là qu’il fut enfermé six mois, sans domestiques, dans une espèce de cachot ; et, au bout de six mois, on lui donna un soldat pour le servir. Ce soldat, jeune, beau, bien fait, et qui jouait de la flûte, servit en plus d’une manière à amuser le prisonnier[3]. Tant de belles qualités ont fait depuis sa fortune. Je l’ai vu à la fois valet de chambre et premier ministre, avec toute l’insolence que ces deux postes peuvent inspirer.

Le prince était depuis quelques semaines dans son château de Custrin, lorsqu’un vieil officier, suivi de quatre grenadiers, entra dans sa chambre, fondant en larmes. Frédéric ne douta pas qu’on ne vînt lui couper le cou. Mais l’officier, toujours pleurant, le fit prendre par les quatre grenadiers qui le placèrent à la fenêtre, et qui lui tinrent la tête, tandis qu’on coupait celle de son ami Kat sur un échafaud dressé immédiatement sous la croisée. Il tendit la main à Kat, et s’évanouit. Le père était présent à ce spectacle, comme il l’avait été à celui de la fille fouettée.

  1. Née le 3 juillet 1709, morte le 14 septembre 1758 ; voyez tome VIII, l’Ode sur sa mort.
  2. Depuis Mme Shommers : voyez page 29.
  3. Il s’appelait Fredersdorff ; voyez page 27.