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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/292

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Fronde ; quoiqu’à l'âge de près de soixante ans l’amour lui eût fait révéler le secret de l'État[1] ; quoiqu’il eût exercé dans le Palatinat des cruautés qui ne semblaient pas nécessaires, il conserva la réputation d’un homme de bien, sage, et modéré, parce que ses vertus et ses grands talents, qui n’étaient qu’à lui, devaient faire oublier des faiblesses et des fautes qui lui étaient communes avec tant d’autres hommes. Si on pouvait le comparer à quelqu’un, on oserait dire que de tous les généraux des siècles passés, Gonsalve de Cordoue, surnommé le grand capitaine, est celui auquel il ressemblait davantage[2].

Né calviniste, il s’était fait catholique l’an 1668. Aucun protestant, et même aucun philosophe ne pensa que la persuasion seule eût fait ce changement dans un homme de guerre, dans un politique âgé de cinquante années[3], qui avait encore des maîtresses. On sait que Louis XIV, en le créant maréchal général de ses armées, lui avait dit ces propres paroles rapportées dans les lettres de Pellisson et ailleurs : « Je voudrais que vous m’obligeassiez à faire quelque chose de plus pour vous. » Ces paroles (selon eux) pouvaient, avec le temps, opérer une conversion. La place de connétable pouvait tenter un cœur ambitieux. Il était possible aussi que cette conversion fût sincère. Le cœur humain rassemble souvent la politique, l’ambition, les faiblesses de l’amour, les sentiments de la religion. Enfin il était très-vraisemblable que Turenne ne quitta la religion de ses pères que par politique ; mais les catholiques, qui triomphèrent de ce changement, ne voulurent pas croire l’âme de Turenne capable de feindre[4].

Ce qui arriva en Alsace, immédiatement après la mort de Turenne, rendit sa perte encore plus sensible. Montecuculli, retenu par l’habileté du général français trois mois entiers au delà du Rhin, passa ce fleuve dès qu’il sut qu’il n’avait plus Turenne à craindre. Il tomba sur une partie de l’armée qui demeurait éperdue entre les mains de Lorges et de Vaubrun, deux lieutenants généraux désunis et incertains. Cette armée, se défendant avec courage, ne put empêcher les Impériaux de pénétrer dans l’Alsace, dont Turenne les avait tenus écartés. Elle avait besoin d’un chef non-seulement pour la conduire, mais pour réparer la

  1. Voyez chapitre xxvi, et le Dictionnaire philosophique au mot Directeur.
  2. Voyez Napoléon, ses opinions et ses jugements, tome II, au mot Turenne. Napoléon rend une justice éclatante à ce grand homme de guerre.
  3. Né en 1611 (voyez page 21), il avait cinquante-sept ans lors de sa conversion.
  4. Voyez, dans la Correspondance, la lettre au président Hénault, du 8 janvier 1752.