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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/377

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été l’artisan de sa fortune par son opiniâtreté à faire au delà de son devoir. Il déplut quelquefois à Louis XIV, et, ce qui était plus dangereux, à Louvois, parce qu’il leur parlait avec la même hardiesse qu’il servait. On lui reprochait de n’avoir pas une modestie digne de sa valeur ; mais enfin on s’était aperçu qu’il avait un génie fait pour la guerre, et fait pour conduire des Français. On l’avait avancé en peu d’années, après l’avoir laissé languir longtemps[1].

Il n’y a guère eu d’hommes dont la fortune ait fait plus de jaloux, et qui ait dû moins en faire. Il a été maréchal de France, duc et pair, gouverneur de province ; mais aussi il a sauvé l’État : et d’autres, qui l’ont perdu, ou qui n’ont été que courtisans, ont eu à peu près les mêmes récompenses. On lui a repcoché jusqu’à ses richesses, quoique médiocres, acquises par des contributions dans le pays ennemi, prix légitime de sa valeur et de sa conduite ; pendant que ceux qui ont élevé des fortunes dix fois plus considérables par des voies honteuses les ont possédées avec l’approbation universelle. Il n’a guère commencé à jouir de sa renommée que vers l’âge de quatre-vingts ans. Il fallait qu’il survécût à toute la cour pour goûter pleinement sa gloire.

Il n’est pas inutile qu’on sache quelle a été la raison de cette injustice dans les hommes : c’est que le maréchal de Villars n’avait point d’art. Il n’avait ni celui de se faire des amis avec de la probité et de l’esprit, ni celui de se faire valoir, quoiqu’il parlât de lui-même comme il méritait que les autres eu parlassent.

Il dit un jour au roi devant toute la cour, lorsqu’il prenait congé pour aller commander l’armée : « Sire, je vais combattre les ennemis de Votre Majesté, et je vous laisse au milieu des miens[2]. » Il dit aux courtisans du duc d’Orléans, régent du royaume, devenus riches par ce bouleversement de l’État appelé système : « Pour moi, je n’ai jamais rien gagné que sur les ennemis. » Ces discours, où il mettait le même courage que dans ses actions, rabaissaient trop les autres hommes, déjà assez irrités par son bonheur.

Il était, en ces commencements de la guerre, l’un des lieutenants généraux qui commandaient des détachements dans l’Al-

  1. Voltaire avait vécu dans la familiarité du maréchal de Villars. Ce portrait qu’il fait de lui n’a rien de contraire à la vérité. Saint-Simon, qui haïssait ce général, est obligé de dire que ses projets étaient hardis, vastes, presque toujours bons ; que jamais homme ne fut plus propre à l’exécution. (G. A.)
  2. Voltaire a mis en vers ces paroles ; voyez, tome IX, le troisième de ses Discours sur l’homme.