Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/520

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
500
CHAPITRE XXIX.

On ne peut encore trop s’étonner que l’abbé de Choisy ait censuré ces établissements dans ses Mémoires, qu’il faut lire avec défiance[1]. Nous sentons aujourd’hui tout ce que le ministre Colbert fit pour le bien du royaume ; mais alors on ne le sentait pas : il travaillait pour des ingrats. On lui sut à Paris beaucoup plus mauvais gré de la suppression de quelques rentes sur l’hôtel de ville, acquises à vil prix depuis 1656, et du décri où tombèrent les billets de l’épargne prodigués sous le précédent ministère, qu’on ne fut sensible au bien général qu’il faisait[2]. Il y avait plus de bourgeois que de citoyens. Peu de personnes portaient leurs vues sur l’avantage public. On sait combien l’intérêt particulier fascine les yeux et rétrécit l’esprit ; je ne dis pas seulement l’intérêt d’un commerçant, mais d’une compagnie, mais d’une ville. La réponse grossière d’un marchand nommé Hazon, qui, consulté par ce ministre, lui dit : « Vous avez trouvé la voiture renversée d’un côté, et vous l’avez renversée de l’autre, » était encore citée avec complaisance dans ma jeunesse ; et cette anecdote se re-

    merçant l’intérêt des fonds qu’il met dans le commerce ; il peut donc se contenter d’un moindre profit. Ainsi l’effet de ces primes est d’augmenter le prix des denrées pour le vendeur, ou de les diminuer pour l’acheteur, ou plutôt de produire à la fois les deux effets. Lorsqu’elles ont lieu seulement pour le commerce d’un lieu à un autre, leur effet est donc d’augmenter le prix au lieu de l’achat, et de le diminuer au lieu de la vente. Ainsi proposer une prime d’exportation, c’est forcer tous les citoyens à payer pour que les consommateurs d’une denrée l’achètent plus cher, et que ceux qui la récoltent la vendent aussi plus cher.

    Proposer une prime d’importation, c’est forcer tous les citoyens à payer pour que ceux qui ont besoin de certaines denrées puissent les acheter à meilleur marché.

    L’établissement de ces primes ne peut donc être ni juste ni utile que pour des temps très-courts et dans des circonstances particulières. Si elles sont perpétuelles et générales, elles ne servent qu’à rompre l’équilibre qui, dans l’état de liberté s’établit naturellement entre les productions et les besoins de chaque espèce. (K.)

  1. L’abbé Castel de Saint-Pierre s’exprime ainsi, page 105 de son manuscrit intitulé Annales politiques : « Colbert, grand travailleur, en négligeant les compagnies de commerce maritime pour avoir plus de soin des sciences curieuses et des beaux-arts, prit l’ombre pour le corps. » Mais Colbert fut si loin de négliger le commerce maritime que ce fut lui seul qui l’établit : jamais ministre ne prit moins l’ombre pour le corps. C’est contredire une vérité reconnue de toute la France et de l’Europe.

    Cette note a été écrite au mois d’août 1756. (Note de Voltaire.) — Toute cette note est en effet dans l’édition de 1756. Les Annales de l’abbé de Saint-Pierre n’ont été imprimées qu’en 1758. (B.)

  2. Nous ne pouvons dissimuler ici que ces plaintes étaient justes. Le retranchement des rentes était une banqueroute ; et toute banqueroute est un véritable crime, lorsqu’une nécessité absolue n’y contraint point. La morale des États n’est pas différente de celle des particuliers ; et jamais un homme qui fraude ses créanciers ne sera digne d’estime, quelque bienfaisant qu’il paraisse dans le reste de sa conduite. (K.)