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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/564

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CHAPITRE XXXII.

qu’il adopte, pour concilier la chronologie des Juifs avec celle des autres nations, a trouvé des contradicteurs chez les savants, son style n’a trouvé que des admirateurs. On fut étonné de cette force majestueuse dont il décrit les mœurs, le gouvernement, l’accroissement, et la chute des grands empires ; et de ces traits rapides d’une vérité énergique, dont il peint et dont il juge les nations.

Presque tous les ouvrages qui honorèrent ce siècle étaient dans un genre inconnu à l’antiquité. Le Télémaque est de ce nombre. Fénelon, le disciple, l’ami de Bossuet, et depuis devenu malgré lui son rival et son ennemi, composa ce livre singulier, qui tient à la fois du roman et du poëme, et qui substitue une prose cadencée à la versification. Il semble qu’il ait voulu traiter le roman comme M. de Meaux avait traité l’histoire, en lui donnant une dignité et des charmes inconnus, et surtout en tirant de ces fictions une morale utile au genre humain, morale entièrement négligée dans presque toutes les inventions fabuleuses. On a cru qu’il avait composé ce livre pour servir de thèmes et d’instruction au duc de Bourgogne, et aux autres enfants de France, dont il fut le précepteur ; ainsi que Bossuet avait fait son Histoire universelle pour l’éducation de Monseigneur. Mais son neveu, le marquis de Fénelon, héritier de la vertu de cet homme célèbre, et qui a été tué à la bataille de Rocoux, m’a assuré le contraire. En effet il n’eût pas été convenable que les amours de Calypso et d’Eucharis eussent été les premières leçons qu’un prêtre eût données aux enfants de France.

Il ne fit cet ouvrage que lorsqu’il fut relégué dans son archevêché de Cambrai[1]. Plein de la lecture des anciens, et né avec une imagination vive et tendre, il s’était fait un style qui n’était qu’à lui, et qui coulait de source avec abondance. J’ai vu son manuscrit original : il n’y a pas dix ratures[2]. Il le composa en trois mois, au milieu de ses malheureuses disputes sur le quiétisme, ne se doutant pas combien ce délassement était supérieur à ses occupations. On prétend qu’un domestique lui en déroba une copie qu’il fit imprimer. Si cela est, l’archevêque de Cambrai

  1. Le Télémaque n’a été imprimé qu’en 1699. Il y avait deux ans que Fénelon était en exil. Mais l’ouvrage avait été composé vers 1694.
  2. Ce manuscrit est à la Bibliothèque. M. E.-A. Lequien, qui l’a consulté pour l’édition qu’il a donnée du Télémaque en 1819, a compté plus de quatre cents ratures dans ce manuscrit ; « si, dit-il, on appelle rature un ou plusieurs mots effacés avec la plume, soit pour les supprimer, soit pour les remplacer par d’autres ».