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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/120

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SUPPLÉMENT AU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

qu’il devait sa fortune. Ce fut lui qui, un jour, me montra à Versailles, au bout de son appartement, la place où le roi avait épousé Mme de Maintenon ; ce fut lui qui me dit que le chevalier de Forbin n’avait point été témoin du mariage, quoi qu’en dise l’abbé de Choisy, dont les Mémoires sont aussi peu sûrs en bien des endroits qu’ils sont négligemment écrits. En effet M. de Forbin, homme de mer, n’étant point attaché intimement au roi, n’était pas fait pour être le témoin d’une cérémonie si secrète. Cet emploi ne pouvait être que le partage d’anciens domestiques affidés.

Je demandai au cardinal si Louis XIV était instruit de sa religion, pour laquelle il avait toujours montré un si grand zèle ; il me répondit ces propres mots : Il avait la foi du charbonnier. Du reste il ne me dit guère que des particularités qui le concernaient lui-même, et qui étaient fort peu de chose. Il me parlait sans cesse d’un procès qu’il avait eu avec les jésuites, étant évêque de Fréjus, et de la peine extrême que cette petite querelle avait faite à Louis XIV. Il avait la faiblesse de croire que ces bagatelles pouvaient entrer dans l’histoire du siècle : il n’est pas le seul qui ait eu cette faiblesse. Une chose plus digne de la postérité, c’est que dans ces entretiens le cardinal de Fleury convint que la constitution de l’Angleterre était admirable. Il me semble qu’il est beau à un cardinal, à un premier ministre de France, d’avoir fait cet aveu. Il ajouta que c’était une machine compliquée, aisée à déranger, et sujette à bien des abus. Je lui répondis que les abus étaient attachés à la nature humaine, mais que les lois n’avaient rendu nulle part la nature humaine plus respectable. Il me dit qu’il avait toujours eu l’ascendant sur le ministre anglais ; il avait grande raison : il avait fait alors la guerre et la paix sans l’intervention de ce ministre. Walpole croyait me gouverner, disait-il, et il me semble que je l’ai gouverné. Un La Beaumelle pourra avancer que cela n’est pas vrai ; et moi, je le rapporte parce que cela est vrai.

J’allais, après ces entretiens, écrire chez Barjeac ce que son maître m’avait dit de plus important ; et je ne faisais pas plus ma cour à Barjeac qu’à son maître, pour ne pas augmenter la foule. Encore une fois, je n’étais pas le favori du cardinal, bien que j’eusse longtemps été admis dans sa société avant qu’il fût premier ministre ; ou plutôt, parce que j’y avais été admis, et que ma franchise n’est guère faite pour plaire à des hommes puissants. Mais apprenez de moi ce que doit un historien à la vérité, et le seul mérite de mon ouvrage. Je n’aimais pas plus le cardinal de Fleury qu’il ne m’aimait ; cependant j’ai parlé de lui dans le tableau