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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/139

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DEUXIÈME PARTIE.

prix coûtant. Ses comptes en font foi ; et M. de Voltaire a fait présent de tous ses ouvrages, et de la nouvelle édition du Siècle, au même libraire, sans exiger la plus légère récompense.

Il est faux qu’il ait jamais vendu le moindre manuscrit à des libraires de Hollande et d’Allemagne. Il leur a fait gagner beaucoup d’argent. Il veut être bien servi par eux, et n’est point à leurs gages.

Ce n’est pas qu’il croie qu’un auteur doive être privé du fruit de son travail quand ses libraires s’enrichissent par ce travail même. Le seigneur d’une terre ne subsiste que de la vente de ses denrées ; un écrivain peut vivre du prix de ses travaux. Il n’était pas juste que les deux Corneille fussent très-mal à leur aise, eux qui avaient fait la fortune des libraires et des comédiens. On nous répète tous les jours que, quand le grand Corneille, sur la fin de sa vie, venait au théâtre, tout le monde se levait pour lui faire honneur. Cela n’est pas plus vrai que le conte de cet ambassadeur qui demanda si Corneille était du conseil d’État. Les grands hommes tels que lui inspirent quelquefois la curiosité, mais on ne leur rend point d’hommages. Il avait bien de la peine à obtenir des comédiens qu’ils représentassent ses dernières pièces. Ils refusèrent même absolument d’en jouer quelques-unes, et il fut obligé de les donner à une mauvaise troupe qui était alors à Paris. On aurait dû lui faire plus d’honneur, et avoir plus de soin de sa fortune ; mais sa personne eut aussi peu de considération que ses premiers ouvrages lui attirèrent de gloire et de critiques. Il vécut et mourut pauvre, ainsi que son frère. Les rétributions des spectacles, et une pension modique n’enrichissent pas. Louis XIV lui envoya une gratification dans sa dernière maladie ; mais jamais il ne fut récompensé selon son mérite, si ce mérite doit l’être par l’aisance.

La Beaumelle reproche en vingt endroits à l’auteur de la Henriade et du Siècle de Louis XIV jusqu’à sa fortune, comme si cette prétendue fortune était faite aux dépens de La Beaumelle. Doit-on fouiller dans les affaires d’une famille pour critiquer un poëme et une histoire ? Quelle lâcheté ! Mais elle est trop commune. Qu’il soit permis de faire une remarque à cette occasion : c’est un spectacle qui peut servir à la connaissance du cœur humain, que de voir certains hommes de lettres ramper tous les jours devant un riche ignorant, venir l’encenser au bas bout de sa table, et s’abaisser devant lui sans autre vue que celle de s’abaisser. Ils sont bien loin d’oser en être jaloux ; ils le croient d’une nature supérieure à leur être. Mais qu’un homme de let-