Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/425

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il restait à savoir si les hommes ont le droit de vendre d’autres hommes ; mais c’est une question qu’on n’examinera jamais dans aucun traité.

On commença par négocier avec le général Paoli. Il avait à faire au ministre de la politique et de la guerre[1] ; il savait que le cœur de ce ministre était au-dessus de sa naissance, que c’était l’homme le plus généreux de l’Europe, qu’il se conduisait avec une noblesse héroïque dans tous ses intérêts particuliers, et qu’il agirait avec la même grandeur d’âme dans les intérêts du roi son maître. Paoli pouvait s’attendre à des honneurs et à des récompenses, mais il était chargé du dépôt de la liberté de sa patrie. Il avait devant les yeux le jugement des nations : quel que fût son dessein, il ne voulait pas vendre la sienne ; et quand il l’aurait voulu, il ne l’aurait pas pu. Les Corses étaient saisis d’un trop violent enthousiasme pour la liberté, et lui-même avait redoublé en eux cette passion si naturelle, devenue à la fois un devoir sacré et une espèce de fureur. S’il avait tenté seulement de la modérer, il aurait risqué sa vie et sa gloire.

Cette gloire n’était pas chez lui celle de combattre : il était plus législateur que guerrier ; son courage était dans l’esprit ; il dirigeait toutes les opérations militaires. Enfin il eut l’honneur de résister à un roi de France près d’une année. Aucune puissance étrangère ne le secourut. Quelques Anglais seulement, amoureux de cette liberté dont il était le défenseur et dont il allait être la victime, lui envoyèrent de l’argent et des armes : car les Corses étaient mal armés ; ils n’avaient point de fusils à baïonnette ; même quand on leur en fit tenir de Londres, la plupart des Corses ne purent s’en servir ; ils préférèrent leurs mousquetons ordinaires et leurs couteaux ; leur arme principale était leur courage. Ce courage fut si grand que dans un des combats, vers une rivière nommée le Golo, ils se firent un rempart de leurs morts pour avoir le temps de charger derrière eux avant de faire une retraite nécessaire ; leurs blessés se mêlèrent parmi les morts pour raffermir le rempart. On trouve partout de la valeur, mais on ne voit de telles actions que chez des peuples libres. Malgré tant de valeur ils furent vaincus. Le comte de Vaux, secondé du marquis de Marbœuf, soumit l’île en moins de temps que le maréchal de Maillebois ne l’avait domptée[2].

  1. Choiseul.
  2. Paoli s’embarqua pour l’Angleterre avec son frère et environ trois cents hommes. Il ne revint en Corse qu’en 1790. Mis hors la loi par la Convention