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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/382

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AVERTISSEMENT.


grandeurs que les aspects sauvages, les côtés féroces même du fondateur de la puissance moscovite, il défend le plus qu’il peut son indépendance ; il fait entendre à son correspondant que, dans l’intérêt même de son héros, il faut que l’historien ne compromette ni ne discrédite son caractère et son autorité par de maladroites et stériles condescendances, et que des faits authentiques sont les seuls éloges sérieux et durables. « Ce sont les grandes actions, dit-il, qui louent les grands hommes[1]. »

On sait le jugement de Diderot sur cet ouvrage : il écrit à Mme Volland, le 20 octobre 1760 :

« Damilaville m’a envoyé l’histoire du czar, et je l’ai lue. Elle est divisée en trois parties : une préface sur la manière d’écrire l’histoire en général, une description de la Russie, et l’histoire du czar depuis sa naissance jusqu’à la défaite de Charles XII à la journée de Pultava. (C’est la première partie.)

La préface est légère. C’est le ton de la facilité. Ce morceau figurerait assez bien parmi les mélanges de littérature de l’auteur. On y avance, sur la fin, qu’il ne faut point écrire la vie domestique des grands hommes. Cet étrange paradoxe est appuyé de raisons que l’honnêteté rend spécieuses ; mais c’est une fausseté, ou mon ami Plutarque est un sot. Il y a dans ce premier morceau un mot qui me plaît, c’est que, s’il n’y avait eu qu’une bataille donnée, on saurait les noms de tous ceux qui y ont assisté, et que leur généalogie passerait à la postérité la plus reculée. Qu’est-ce qui montre mieux que l’évidence de cette pensée combien c’est une étrange chose que des hommes attroupés qui se rendent dans un même lieu pour s’entr’égorger ?…

La description de la Russie est commune ; on y étale par-ci par-là des prétentions à la connaissance de l’histoire naturelle…

Quant à l’histoire du czar, on la lit avec plaisir ; mais si l’on se demandait à la fin : Quel grand tableau ai-je vu ? quelle réflexion profonde me reste-t-il ? on ne saurait que se répondre. L’écrivain de la France ne s’est peut-être pas élevé au niveau du législateur de la Russie. Cependant si toutes les gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre aucune.

Il y a un très-beau chapitre des cruautés de la princesse Sophie. On ne voit pas sans émotion le jeune Pierre, âgé de douze à treize ans, tenant une Vierge entre ses mains, conduit par ses sœurs en pleurs à une multitude de soldats féroces qui le demandent à grands cris pour l’égorger, et qui viennent de coûter la tête, les pieds et les mains à son frère. Cela me rappelle certains morceaux de Tacite, tels que la consternation de Rome lorsqu’on y apprit la mort de Britannicus, et la douleur du peuple lorsqu’on y apporta les cendres de ce prince. »

Ce jugement peut s’appliquer à la seconde partie de l’ouvrage aussi bien qu’à la première ; il en faut surtout retenir ce mot : « Si toutes les gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre aucune. » C’est l’avis de tous les lecteurs.

L. M.

  1. Lettre au comte Schouvaloff, du 30 mars 1761.