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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/458

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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VII.


on pêche quelquefois un poisson monstrueux, beaucoup plus gros que l’hippopotame du Nil, et dont la mâchoire est d’un ivoire plus dur et plus parfait[1]. On prétend que cet ivoire faisait autrefois un objet de commerce, qu’on le transportait par la Sibérie, et que c’est la raison pour laquelle on en trouve encore plusieurs morceaux enfouis dans les campagnes. C’est cet ivoire fossile dont nous avons déjà parlé[2] : mais on prétend qu’autrefois il y eut des éléphants en Sibérie ; que des Tartares vainqueurs des Indes amenèrent dans la Sibérie plusieurs de ces animaux dont les os se sont conservés dans la terre.

Ce fleuve d’Amour est nommé le fleuve Noir par les Tartares mantchoux, et le fleuve du Dragon par les Chinois.

C’était[3] dans ces pays si longtemps inconnus que la Chine et la Russie se disputaient les limites de leurs empires. La Russie possédait quelques forts vers le fleuve d’Amour, à trois cents lieues de la grande muraille. Il y eut beaucoup d’hostilités entre les Chinois et les Russes au sujet de ces forts : enfin les deux États entendirent mieux leurs intérêts ; l’empereur Kang-hi préféra la paix et le commerce à une guerre inutile. Il envoya sept ambassadeurs à Nipchou, l’un de ces établissements. Ces ambassadeurs menaient environ dix mille hommes avec eux, en comptant leur escorte. C’était là le faste asiatique ; mais ce qui est très-remarquable, c’est qu’il n’y avait point d’exemple dans les annales de l’empire d’une ambassade vers une autre puissance : ce qui est encore unique, c’est que les Chinois n’avaient jamais fait de traité de paix depuis la fondation de l’empire. Deux fois subjugués par les Tartares, qui les attaquèrent et qui les domptèrent, ils ne firent jamais la guerre à aucun peuple, excepté à quelques hordes, ou bientôt subjuguées, ou bientôt abandonnées à elles-mêmes sans aucun traité. Ainsi cette nation si renommée pour la morale ne connaissait point ce que nous appelons droit des gens, c’est-à-dire ces règles incertaines de la guerre et de la paix, ces droits des ministres publics, ces formules de traités, les obligations qui en résultent, les disputes sur la préséance et le point d’honneur.

En quelle langue d’ailleurs les Chinois pouvaient-ils traiter avec

  1. Il est apparent qu’on voulait parler des morses ou vaches marines, animaux amphibies qui ont à la mâchoire supérieure deux longues et fortes défenses dirigées du haut en bas, en sens contraire de celles des éléphants, et dont l’ivoire est aussi beau et aussi dur. (K.)
  2. Page 411.
  3. Mémoires des jésuites Péreira et Gerbillon. (Note de Voltaire.)