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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/334

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APOCRYPHES.

ne manquèrent pas d’en faire ; et pour donner plus d’autorité à ces vers, on les fit quelquefois en acrostiches. Plusieurs chrétiens qui n’avaient pas un zèle selon la science, non-seulement détournèrent le sens des anciens vers qu’on supposait écrits par les sibylles, mais ils en firent eux-mêmes, et, qui pis est, en acrostiches. Ils ne songèrent pas que cet artifice pénible de l’acrostiche ne ressemble point du tout à l’inspiration et à l’enthousiasme d’une prophétesse. Ils voulurent soutenir la meilleure des causes par la fraude la plus maladroite. Ils firent donc de mauvais vers[1] grecs, dont les lettres initiales signifiaient en grec : Jésus, Christ, Fils, Sauveur ; et ces vers disaient « qu’avec cinq pains et deux poissons il nourrirait cinq mille hommes au désert, et qu’en ramassant les morceaux qui resteront il remplirait douze paniers ».

Le règne de mille ans, et la nouvelle Jérusalem céleste, que Justin avait vue dans les airs pendant quarante nuits, ne manquèrent pas d’être prédits par les sibylles.

Lactance, au ive siècle, recueillit presque tous les vers attribués aux sibylles, et les regarda comme des preuves convaincantes. Cette opinion fut tellement autorisée, et se maintint si longtemps, que nous chantons encore des hymnes dans lesquelles le témoignage des sibylles est joint aux prédictions de David :

Solvet Sæclum in favilla,
Teste David cum sibylla[2].

Ne poussons pas plus loin la liste de ces erreurs ou de ces fraudes : on pourrait en rapporter plus de cent, tant le monde fut toujours composé de trompeurs et de gens qui aimèrent à se tromper. Mais ne recherchons point une érudition si dangereuse. Une grande vérité approfondie vaut mieux que la découverte de mille mensonges.

Toutes ces erreurs, toute la foule des livres apocryphes, n’ont pu nuire à la religion chrétienne, parce qu’elle est fondée, comme on sait, sur des vérités inébranlables. Ces vérités sont appuyées par une Église militante et triomphante, à laquelle Dieu a donné le pouvoir d’enseigner et de réprimer. Elle unit dans plusieurs

  1. Voltaire avait déjà cité ces vers dans l’Essai sur les Mœurs, introduction, paragraphe xxxii ; dans l’opuscule De la Paix perpétuelle, paragraphe xvi. (Voyez Mélanges, année 1769.) On les retrouvera encore au mot Christianisme, section ii.
  2. Prose des morts.