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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/432

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ART DRAMATIQUE.

nations ! Malheur aux barbares qui ne sentiraient pas jusqu’au fond du cœur ce prodigieux mérite !

Je sais que l’idée de cette situation est dans Euripide ; mais elle y est comme le marbre dans la carrière, et c’est Racine qui a construit le palais.

Une chose assez extraordinaire, mais bien digne des commentateurs, toujours un peu ennemis de leur patrie, c’est que le jésuite Brumoy, dans son Discours sur le théâtre des Grecs, fait cette critique[1] : « Supposons qu’Euripide vint de l’autre monde, et qu’il assistât à la représentation de l’Iphigénie de M. Racine... ne serait-il point révolté de voir Clytemnestre aux pieds d’Achille, qui la relève, et de mille autres choses, soit par rapport à nos usages, qui nous paraissent plus polis que ceux de l’antiquité, soit par rapport aux bienséances ? etc. »

Remarquez, lecteur, avec attention, que Clytemnestre se jette aux genoux d’Achille dans Euripide, et que même il n’est point dit qu’Achille la relève.

A l’égard de mille autres choses par rapport à nos usages, Euripide se serait conformé aux usages de la France, et Racine à ceux de la Grèce.

Après cela, fiez-vous à l’intelligence et à la justice des commentateurs.

Acte quatrième.

Comme dans cette tragédie l’intérêt s’échauffe toujours de scène en scène, que tout y marche de perfections en perfections, la grande scène entre Agamemnon, Clytemnestre et Iphigénie, est encore supérieure à tout ce que nous avons vu. Rien ne fait jamais, au théâtre, un plus grand effet que des personnages qui renferment d’abord leur douleur dans le fond de leur âme, et qui laissent ensuite éclater tous les sentiments qui les déchirent ; on est partagé entre la pitié et l’horreur : c’est, d’un côté, Agamemnon, accablé lui-même de tristesse, qui vient demander sa fille pour la mener à l’autel, sous prétexte de la remettre au héros à qui elle est promise. C’est Clytemnestre qui lui répond d’une voix entrecoupée :

S’il faut partir, ma fille est toute prête :
Mais vous, n’avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête ?

Agamemnon.

Moi, madame ?

  1. Page 11 de l’édition in-4o. (Note de Voltaire.)