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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/434

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ART DRAMATIQUE.

Achille aime Iphigénie, et il le doit : il la regarde comme sa femme ; mais il est beaucoup plus fier, plus violent, qu’il n’est tendre : il aime comme Achille doit aimer, et il parle comme Homère l’aurait fait parler s’il avait été Français.

Acte cinquième.

M. Luneau de Boisjermain, qui a fait une édition de Racine avec des commentaires, voudrait que la catastrophe d’Iphigénie fût en action sur le théâtre. « Nous n’avons, dit-il, qu’un regret à former, c’est que Racine n’ait point composé sa pièce dans un temps où le théâtre fût, comme aujourd’hui, dégagé de la foule des spectateurs qui inondaient autrefois le lieu de la scène ; ce poète n’aurait pas manqué de mettre en action la catastrophe qu’il n’a mise qu’en récit. On eût vu d’un côté un père consterné, une mère éperdue, vingt rois en suspens, l’autel, le bûcher, le prêtre, le couteau, la victime ; et quelle victime ! de l’autre, Achille menaçant, l’armée en émeute, le sang de toutes parts prêt à couler ; Ériphile alors serait survenue ; Calchas l’aurait désignée pour l’unique objet de la colère céleste, et cette princesse, s’emparant du couteau sacré, aurait expiré bientôt sous les coups qu’elle se serait portés. »

Cette idée paraît plausible au premier coup d’œil. C’est en effet le sujet d’un très-beau tableau, parce que dans un tableau on ne peint qu’un instant ; mais il serait bien difficile que, sur le théâtre, cette action, qui doit durer quelques moments, ne devînt froide et ridicule. Il m’a toujours paru évident que le violent Achille, l’épée nue, et ne se battant point, vingt héros dans la même attitude comme des personnages de tapisserie, Agamemnon, roi des rois, n’imposant à personne, immobile dans le tumulte, formeraient un spectacle assez semblable au cercle de la reine en cire colorée par Benoît.

Il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille, et reculer des yeux.

(Boileau, iii, 53-4.)

Il y a bien plus ; la mort d’Ériphile glacerait les spectateurs au lieu de les émouvoir. S’il est permis de répandre du sang sur le théâtre (ce que j’ai quelque peine à croire), il ne faut tuer que les personnages auxquels on s’intéresse. C’est alors que le cœur du spectateur est véritablement ému, il vole au-devant du coup qu’on va porter, il saigne de la blessure ; on se plaît avec douleur