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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/461

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ASSASSINAT.

leurs compatriotes en se trompant eux-mêmes. L’erreur s’établit de bouche en bouche, et de plume en plume : il faut des siècles pour la détruire.

Il y avait du temps des croisades un malheureux petit peuple de montagnards, habitant dans des cavernes vers le chemin de Damas. Ces brigands élisaient un chef qu’ils nommaient Chik Elchassissin. On prétend que ce mot honorifique chik ou chek signifie vieux originairement ; de même que parmi nous le titre de seigneur vient de senior, vieillard, et que le mot graf, comte, veut dire vieux chez les Allemands : car anciennement le commandement civil fut toujours déféré aux vieillards chez presque tous les peuples. Ensuite le commandement étant devenu héréditaire, le titre de chik, de graf, de seigneur, de comte, a été donné à des enfants ; et les Allemands appellent un bambin de quatre ans monsieur le comte, c’est-à-dire monsieur le vieux.

Les croisés nommèrent le vieux des montagnards arabes, le Vieil de la montagne, et s’imaginèrent que c’était un très-grand prince, parce qu’il avait fait tuer et voler sur le grand chemin un comte de Montferrat, et quelques autres seigneurs croisés. On nomma ces peuples les assassins, et leur chik le roi du vaste pays des assassins. Ce vaste pays contient cinq à six lieues de long sur deux à trois de large dans l’Anti-Liban, pays horrible, semé de rochers, comme l’est presque toute la Palestine, mais entrecoupé de prairies assez agréables, et qui nourrissent de nombreux troupeaux, comme l’attestent tous ceux qui ont fait le voyage d’Alep à Damas.

Le chik ou le vieil de ces assassins ne pouvait être qu’un petit chef de bandits, puisqu’il y avait alors un Soudan de Damas qui était très-puissant.

Nos romanciers de ce temps-là, aussi chimériques que les croisés, imaginèrent d’écrire que le grand prince des assassins, en 1236, craignant que le roi de France Louis IX, dont il n’avait jamais entendu parler, ne se mît à la tête d’une croisade, et ne vînt lui ravir ses États, envoya deux grands seigneurs de sa cour, des cavernes de l’Anti-Liban à Paris, pour assassiner ce roi ; mais que le lendemain, ayant appris combien ce prince était généreux et aimable, il envoya en pleine mer deux autres seigneurs pour contremander l’assassinat : je dis en pleine mer, car ces deux émirs, envoyés pour tuer Louis, et les deux autres pour lui sauver la vie, ne pouvaient faire leur voyage qu’en s’embarquant à Joppé, qui était alors au pouvoir des croisés, ce qui redouble encore le merveilleux de l’entreprise. Il fallait que les