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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/480

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ATHÉE.

aux hommes ? c’est qu’ils sont philosophes. La religion chrétienne a coûté à l’humanité plus de dix-sept millions d’hommes, à ne compter qu’un million d’hommes par siècle, tant ceux qui ont péri par les mains des bourreaux de la justice que ceux qui sont morts par la main des autres bourreaux soudoyés et rangés en bataille, le tout pour le salut du prochain et la plus grande gloire de Dieu.

J’ai vu des gens s’étonner qu’une religion aussi modérée que le théisme, et qui paraît si conforme à la raison, n’ait jamais été répandue parmi le peuple.

Chez le vulgaire grand et petit, on trouve de pieuses herbières, de dévotes revendeuses, de molinistes duchesses, de scrupuleuses couturières, qui se feraient brûler pour l’anabaptisme ; de saints cochers de fiacre qui sont tout à fait dans les intérêts de Luther ou d’Arius ; mais enfin dans ce peuple on ne voit point de théistes : c’est que le théisme doit encore moins s’appeler une religion qu’un système de philosophie, et que le vulgaire des grands et le vulgaire des petits n’est point philosophe.

Locke était un théiste déclaré. J’ai été étonné de trouver dans le chapitre des Idées innées de ce grand philosophe, que les hommes ont tous des idées différentes de la justice. Si cela était, la morale ne serait plus la même, la voix de Dieu ne se ferait plus entendre aux hommes : il n’y a plus de religion naturelle. Je veux croire avec lui qu’il y a des nations où l’on mange son père, et où l’on rend un service d’ami en couchant avec la femme de son voisin ; mais si cela est vrai, cela n’empêche pas que cette loi : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » ne soit une loi générale : car si on mange son père, c’est quand il est vieux, qu’il ne peut plus se traîner, et qu’il serait mangé par les ennemis ; or quel est le père, je vous prie, qui n’aimât mieux fournir un bon repas à son fils qu’à l’ennemi de sa nation ? De plus, celui qui mange son père espère qu’il sera mangé à son tour par ses enfants.

Si l’on rend service à son voisin en couchant avec sa femme, c’est lorsque ce voisin ne peut avoir un fils, et en veut avoir un : car autrement il en serait fort fâché. Dans l’un et dans l’autre de ces cas, et dans tous les autres, la loi naturelle : « Ne fais à autrui que ce que tu voudrais qu’on te fît » subsiste. Toutes les autres règles si diverses et si variées se rapportent à celle-là. Lors donc que le sage métaphysicien Locke dit que les hommes n’ont point d’idées innées, et qu’ils ont des idées différentes du juste et de l’injuste, il ne prétend pas assurément que Dieu n’ait