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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/228

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CHAPITRE V.

de ceux par lesquels il se plaint ; je discerne encore si sa plainte exprime l’anxiété de la solitude, ou la douleur d’une blessure, ou les impatiences de l’amour. Ainsi, avec un peu d’attention, j’entends le langage de tous les animaux ; ils n’ont aucun sentiment qu’ils n’expriment : peut-être n’en est-il pas de même de leurs idées ; mais comme il paraît que la nature ne leur a donné que peu d’idées, il me semble aussi qu’il était naturel qu’ils eussent un langage borné, proportionné à leurs perceptions.

Que rencontré-je de différent dans les animaux nègres ? Que puis-je y voir, sinon quelques idées et quelques combinaisons de plus dans leur tête, exprimées par un langage différemment articulé ? Plus j’examine tous ces êtres, plus je dois soupçonner que ce sont des espèces différentes d’un même genre. Cette admirable faculté de retenir des idées leur est commune à tous ; ils ont tous des songes et des images faibles, pendant le sommeil, des idées qu’ils ont reçues en veillant ; leur faculté sentante et pensante croît avec leurs organes, et s’affaiblit avec eux, périt avec eux. Que l’on verse le sang d’un singe et d’un nègre, il y aura bientôt dans l’un et dans l’autre un degré d’épuisement qui les mettra hors d’état de me reconnaître ; bientôt après leurs sens extérieurs n’agissent plus, et enfin ils meurent.

Je demande alors ce qui leur donnait la vie, la sensation, la pensée. Ce n’était pas leur propre ouvrage, ce n’était pas celui de la matière, comme je me le suis déjà prouvé : c’est donc Dieu qui avait donné à tous ces corps la puissance de sentir et d’avoir des idées dans des degrés différents, proportionnés à leurs organes : voilà assurément ce que je soupçonnerai d’abord.

Enfin je vois des hommes qui me paraissent supérieurs à ces nègres, comme ces nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres et aux autres animaux de cette espèce.

Des philosophes me disent : Ne vous y trompez pas, l’homme est entièrement différent des autres animaux ; il a une âme spirituelle et immortelle : car (remarquez bien ceci), si la pensée est un composé de la matière, elle doit être nécessairement cela même dont elle est composée ; elle doit être divisible, capable de mouvement, etc. ; or la pensée ne peut point se diviser, donc elle n’est point un composé de la matière ; elle n’a point de parties, elle est simple, elle est immortelle, elle est l’ouvrage et l’image d’un Dieu. J’écoute ces maîtres, et je leur réponds, toujours avec défiance de moi-même, mais non avec confiance en eux : Si l’homme a une âme telle que vous l’assurez, je dois croire que ce chien et cette taupe en ont une toute pareille. Ils me jurent tous que non.