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CONSEILS À UN JOURNALISTE.

n’eût point écrit les guerres puniques dans l’esprit d’un Romain, et il eût reproché à Rome la mauvaise foi dont Rome accusait Carthage. Nous n’avons guère d’historiens anciens qui aient écrit les uns contre les autres sur le même événement : ils auraient répandu le doute sur des choses que nous prenons aujourd’hui pour incontestables. Quelque peu vraisemblables qu’elles soient, nous les respectons pour deux raisons : parce qu’elles sont anciennes, et parce qu’elles n’ont point été contredites.

Nous autres historiens contemporains, nous sommes dans un cas bien différent ; il nous arrive souvent la même chose qu’aux puissances qui sont en guerre. On a fait à Vienne, à Londres, à Versailles, des feux de joie pour des batailles que personne n’avait gagnées[1] : chaque parti chante victoire, chacun a raison de son côté. Voyez que de contradictions sur Marie Stuart, sur les guerres civiles d’Angleterre, sur les troubles de Hongrie, sur l’établissement de la religion protestante, sur le concile de Trente[2]. Parlez de la révocation de l’édit de Nantes à un bourgmestre hollandais, c’est une tyrannie imprudente ; consultez un ministre de la cour de France, c’est une politique sage. Que dis-je ? la même nation, au bout de vingt ans, n’a plus les mêmes idées qu’elle avait sur le même événement et sur la même personne : j’en ai été témoin au sujet du feu roi Louis XIV. Mais quelles contradictions n’aurai-je pas à essuyer sur l’histoire de Charles XII ! J’ai écrit sa vie singulière sur les Mémoires de M. Fabrice, qui a été huit ans son favori ; sur les lettres de M. de Fierville, envoyé de France auprès de lui ; sur celles de M. de Villelongue, longtemps colonel à son service ; sur celles de M. de Poniatowski. J’ai consulté M. de Croissy, ambassadeur de France auprès de ce prince, etc. J’apprends à présent que M. Nordberg, chapelain de Charles XII, écrit une histoire de son règne. Je suis sûr que le chapelain aura souvent vu les mêmes choses avec d’autres yeux que le favori de l’ambassadeur. Quel parti prendre en ce cas ? celui de me corriger sur-le-champ dans les choses où ce nouvel historien aura évidemment raison, et de laisser les autres au jugement des lecteurs désintéressés. Que suis-je en tout cela ? je ne suis qu’un peintre qui cherche à représenter d’un pinceau faible, mais vrai, les hommes tels qu’ils ont été. Tout m’est indifférent de Charles XII et de Pierre le Grand, excepté le bien que le dernier a pu faire aux hommes. Je n’ai aucun sujet de les flatter ni d’en médire. Je

  1. Le commencement de cette phrase n’est pas dans le Mercure.
  2. Cette phrase n’est pas dans le Mercure.