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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/363

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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.

Ce rimailleur à la glace
N’a fait qu’un saut de ballet
Du Châtelet au Parnasse,
Du Parnasse au Châtelet.

C’était un spectacle instructif pour les hommes de voir, dans cette occasion, un accusateur qui n’avait pour toute ressource et pour toute compagnie qu’un malheureux qu’il avait outragé, et un accusé dont cent mille voix prenaient la défense.

Le 12 décembre 1710, M. Saurin fut élargi par sentence du Châtelet ; et permis à lui d’informer criminellement contre Rousseau[1] et contre les témoins.

Plus de trente personnes se trouvèrent à sa sortie de prison ; M. de Lamotte-Houdard et lui allèrent le lendemain dîner chez M. de Mesmes, premier président : le procès criminel fut instruit contre Rousseau. Je ne peux m’empêcher de rapporter ici une plaisanterie du jeune Voltaire. Une servante de la maison de son père était impliquée au procès. Elle était mère de ce malheureux garçon savetier que Rousseau avait suborné. Cette pauvre femme, craignant que son fils ne fût pendu, étourdissait tout le quartier de ses cris : « Consolez-vous, ma bonne, lui dit le jeune homme, il n’y a rien à craindre. Rousseau, fils d’un cordonnier, suborne un savetier qui, dites-vous, est complice d’un décrotteur ; tout cela ne passera pas la cheville du pied. »

Rousseau fut à son tour décrété de prise de corps ; il fallut prendre le parti de la retraite et de la fuite. Mme de Fériol, distinguée dans le monde pour son esprit, le retira chez elle pendant quelques jours. Le mari de cette dame, qui ne savait pas qu’il fût chez lui, et qui était animé contre lui de la haine du public, n’eût pas souffert qu’on lui donnât asile dans sa maison. Mme de Fériol dit à Rousseau : « Ne craignez rien ; mettez une perruque noire, au lieu de la blonde que vous portez ; placez-vous à souper à côté de lui : je vous réponds qu’il ne vous reconnaîtra pas. » En effet, M. de Fériol[2] fatigué des affaires du jour, se mettait à table le soir sans trop considérer qui était auprès de lui. Il soupa trois fois à côté de Rousseau, lui disant à lui-même qu’il le ferait pendre s’il était son juge ; et Rousseau défendait de son mieux la cause de Rousseau, que M. de Fériol attaquait si violemment.

  1. L’arrêt du parlement du 27 mars 1711, dont un extrait termine la Vie de J.-B. Rousseau, mentionne la sentence du Châtelet de 1710 (et non 1711, comme l’a imprimé Chaudon).
  2. Fériol (Charles, comte de), mort à Paris le 25 octobre 1722, à quatre-vingt-cinq ans, ambassadeur à Constantinople de 1699 à 1710.