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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/372

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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.

nommé Médine ; il se brouilla encore avec ce banquier, d’une manière qui fait frémir. Voici la lettre de cet homme, écrite à un de ses correspondants, laquelle éclaircit beaucoup mieux le fait que tout autre détail ne pourrait faire.

LETTRE DE M. MÉDINE
à l’un de ses correspondants
CONTRE M. ROUSSEAU.

À Bruxelles, le 17 février 1737.

Vous allez être étonné du malheur qui m’arrive. Il m’est revenu des lettres protestées. Je n’ai pu les rembourser ; j’avais quelques autres petites affaires, dont l’objet n’était pas important. Enfin on m’enlève mercredi au soir, et on me met en prison, d’où je vous écris. Je compte payer ces jours-ci et en être dehors ; mais croyez-vous que ce coquin, cet indigne, ce monstre de Rousseau, qui depuis six mois n’a bu et mangé que chez moi, à qui j’ai rendu les services les plus essentiels et en nombre, a été la cause qu’on m’a pris ; que c’est lui qui en a donné le conseil, et que c’est lui qui a irrité contre moi le porteur de mes lettres, qui n’avait pas dessein de me chagriner ; et qu’enfin ce monstre, vomi des enfers, achevant de boire avec moi à ma table, de me baiser et m’embrasser, a servi d’espion pour me faire enlever à minuit dans ma chambre ? Non, jamais trait n’a été si noir, si épouvantable ; je n’y puis penser sans horreur. Si vous saviez tout ce que j’ai fait pour lui, toutes les obligations qu’il m’a, en un mot tout ce qu’il me doit, vous frémiriez d’en faire un parallèle avec sa manœuvre. Enfin, patience. Je compte que notre correspondance, à vous et à moi, ne sera pas altérée par cet événement. Je serai toute ma vie de même, c’est-à-dire l’ami le plus vrai et le plus tendre que vous puissiez avoir, et toujours à vous.

Médine.

Ce banquier, quelque temps après, revint sur l’eau. Rousseau voulut se raccommoder avec lui ; mais, n’y pouvant réussir, il demeura privé de toute société, jusqu’à ce qu’enfin une apoplexie, au commencement de l’année 1738, où nous sommes, vint lui ôter l’usage de ses membres et de la raison[1]. Telle a été la vie et la fin déplorable d’un homme qui aurait pu être très-heureux

  1. Il mourut à Bruxelles le 17 mars 1741. (Note de l’édition de 1748 ou 1764.)