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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/444

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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI.

thèse du fameux Leibnitz, devenue pour moi plus respectable depuis que vous en avez fait l’objet de vos recherches.

Tout être simple, créé, dit-il, est sujet au changement, sans quoi il serait Dieu : l’âme est un être simple, créé ; elle ne peut donc rester dans un même état ; mais les corps, étant composés, ne peuvent faire aucune altération dans un être simple : il faut donc que ses changements prennent leur source dans sa propre nature. Ses changements sont donc des idées successives des choses de cet univers : elle en a quelques-unes de claires ; mais toutes les choses de cet univers, dit Leibnitz, sont tellement dépendantes l’une de l’autre, tellement liées entre elles à jamais, que si l’âme a une idée claire d’une de ces choses, elle a nécessairement des idées confuses et obscures de tout le reste.

On pourrait, pour éclaircir cette opinion, apporter l’exemple d’un homme qui a une idée claire d’un jeu ; il a en même temps plusieurs idées confuses de plusieurs combinaisons de ce jeu. Un homme qui a actuellement une idée claire d’un triangle a une idée de plusieurs propriétés du triangle, lesquelles peuvent se présenter à leur tour plus clairement à son esprit. Voilà en quel sens la monade de l’homme est un miroir vivant de cet univers.

Il est aisé de répondre à une telle hypothèse que, si Dieu a fait de l’âme un miroir, il en a fait un miroir bien terne et que, si on n’a d’autres raisons pour avancer des suppositions si étranges que cette liaison prétendue indispensable de toutes les choses de ce monde, on bâtit cet édifice hardi sur des fondements qu’on n’aperçoit guère : car quand nous avons une idée claire du triangle, c’est que nous avons une connaissance des propriétés essentielles du triangle ; et si les idées de toutes ces propriétés ne s’offrent pas tout d’un coup lumineusement à notre esprit, elles y sont cependant, elles sont renfermées dans cette idée claire, parce qu’elles ont un rapport nécessaire l’une avec l’autre. Mais tout l’assemblage de l’univers est-il dans ce cas ? Si vous ôtez une propriété au triangle, vous lui ôtez tout ; mais si vous ôtez à l’univers un grain de sable, le reste sera-t-il tout changé ? Si de cent millions d’êtres qui se suivent deux à deux, les deux premiers changent entre eux de place, les autres en changent-ils nécessairement ? Ne conservent-ils pas entre eux les mêmes rapports ? De plus, les idées d’un homme ont-elles entre elles la même chaîne que l’on suppose dans les choses de ce monde ? Quelle liaison, quel milieu nécessaire y a-t-il entre l’idée de la nuit et des objets inconnus que je vois en m’éveillant ? Quelle chaîne y a-t-il entre la mort passagère de l’âme dans un profond