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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/101

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ET SUR LE GÉNÉRAL DE LALLY.

taires des compagnies anglaise et française, salariés par leurs commettants sous le nom de gouverneurs, furent bientôt des espèces de généraux d’armée : on les aurait pris dans l’Inde pour des princes ; ils faisaient la guerre et la paix tantôt entre eux, tantôt avec les souverains de ces contrées.

Quiconque est un peu instruit sait que le gouvernement du Mogol est, depuis Gengis-kan, et probablement longtemps auparavant, un gouvernement féodal tel à peu près que celui d’Allemagne, tel qu’il fut établi longtemps chez les Lombards, chez les Espagnols, et en Angleterre même, comme en France et dans presque tous les États de l’Europe : c’est l’ancienne administration de tous les conquérants scythes et tartares, qui ont vomi leurs inondations sur la terre. On ne conçoit pas comment l’auteur de l’Esprit des lois[1] a pu dire que la féodalité est « un événement arrivé une fois dans le monde, et qui n’arrivera peut-être jamais ». La féodalité n’est point un événement : c’est une forme très-ancienne, qui subsiste dans les trois quarts de notre hémisphère avec des administrations différentes. Le Grand Mogol est semblable à l’empereur d’Allemagne. Les soubas sont les princes de l’empire devenus souverains, chacun dans ses provinces. Les nababs sont des possesseurs de grands arrière-fiefs. Ces soubas et ces nababs sont d’origine tartare, et de la religion musulmane. Les raïas, qui jouissent aussi de grands fiefs, sont pour la plupart d’origine indienne, et de l’ancienne religion des brames. Ces raïas possèdent des provinces moins considérables, et ont bien moins de pouvoir que les nababs et les soubas. C’est ce que nous confirment tous les mémoires venus de l’Inde.

Ces princes cherchaient à se détruire les uns les autres, et tout était en combustion dans ces pays, depuis l’année 1739 de notre ère, année mémorable dans laquelle le Sha-Nadir, ayant d’abord protégé l’empereur de Perse son maître, et lui ayant ensuite arraché les yeux, vint ravager le nord de l’Inde et se saisir de la personne même du Grand Mogol. Nous parlerons en son lieu[2] de cette grande révolution. Alors ce fut à qui se jetterait sur les provinces de ce vaste empire, qui se démembraient d’elles-mêmes. Tous ces vice-rois, soubas, nababs, se disputaient ces ruines, et ces princes si fiers, qui dédaignaient auparavant

  1. Livre XXX, chap. ier. Voltaire revient sur ce passage dans son Commentaire sur l’Esprit des lois.
  2. Voltaire en dit deux mots dans l’article viii ci-après ; il en avait parlé moins brièvement dans le chapitre cxciii de l’Essai sur les Mœurs ; voyez tome XIII, page 155.