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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/137

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ET SUR LE GÉNÉRAL LALLY.

point de bateaux. Les Anglais chassés de Calcutta attendaient patiemment sur le Gange qu’on vînt de Madras à leur secours ; l’amiral leur donna des vivres dont ils manquaient. Le colonel, aidé des officiers de la flotte et des matelots qui grossissaient sa petite armée, courut affronter toutes les forces du souba ; mais il ne rencontra qu’un raïa, gouverneur de la ville, qui venait à lui à la tête d’un corps considérable : il le mit en fuite. Cet étrange gouverneur, au lieu de se retirer dans sa place, s’en alla porter l’alarme au camp de son prince en lui disant que les Anglais qu’il avait rencontrés étaient d’une espèce bien différente de ceux qui avaient été pris dans Calcutta.

Le colonel Clive confirma le prince dans cette idée en lui écrivant ces propres mots, si nous en croyons les mémoires du temps et les papiers publics : « Un amiral anglais qui commande une flotte invincible, et un soldat dont le nom est assez connu de vous, sont venus vous punir de vos cruautés. Il vaut mieux pour vous nous faire satisfaction que d’attendre notre vengeance. » Il pouvait hasarder ce style audacieux et oriental. Le souba savait bien que son compétiteur, dont nous avons parlé, raïa très-puissant dans son armée, et qu’il n’osait faire arrêter, négociait secrètement avec les Anglais. Il ne répondit à cette lettre qu’en livrant une bataille : elle fut indécise entre une armée d’environ quatre-vingt mille combattants et une d’environ quatre mille, moitié Anglais, moitié cipayes[1]. Alors on négocia, et ce fut à qui serait le plus adroit. Le souba rendit Calcutta et les prisonniers ; mais il traitait sous main avec M. de Bussy, et le colonel ou plutôt le général Clive traitait sourdement de son côté avec le rival du souba. Ce rival s’appelait Jaffer : il voulait perdre le souba son parent, et le détrôner. Le souba voulait perdre les Anglais par les Français, ses nouveaux amis, pour exterminer ensuite ses amis mêmes. Voici les articles du traité singulier que le prince mogol Jaffer signa dans sa tente :

« En présence de Dieu et de son prophète, je jure d’observer cette convention tant que je vivrai, moi, Jaffer, etc.

« Les ennemis des Anglais seront les miens, etc.

« Pour les indemniser de la perte que Levia-Oda[2] leur a fait souffrir, je donnerai cent laks (c’est vingt-quatre millions de nos livres).

  1. De sipahi, mot qui signifie un cavalier turc, et qui dérive lui-même du persan. C’est de sipahi que nous avons fait spahi ; et par cipaye nous entendons un soldat indien. (Cl.)
  2. C’est le nom du général qui prit Calcutta. (Note de Voltaire.)