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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/181

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SUR L’INDE.

sur la terre. Et ce qui est très-remarquable, c’est que ces mêmes philosophes, qu’on dit avoir vécu dans la tranquillité la plus heureuse et dans une apathie uniquement animée par l’étude, furent les premiers qui se fatiguèrent à rechercher l’origine d’un malheur qu’ils n’éprouvaient guère. Ils virent des révolutions dans le nord de l’Inde, des crimes et des calamités amenés par ces peuples inconnus, qui n’avaient pas même alors de nom, et que les Juifs, dans des temps plus récents, appelèrent Gog et Magog[1] : termes qui ne pouvaient avoir aucune acception précise chez un peuple si ignorant.

Les crimes et les calamités des nations barbares, voisines de l’Inde, et probablement des provinces de l’Inde même, toutes les misères du genre humain, durent pénétrer profondément des esprits philosophiques. Il n’est pas étonnant que les inventeurs de tant d’arts et de ces jeux qui exercent et qui fatiguent l’esprit humain aient voulu sonder un abîme que nous creusons encore tous les jours, et dans lequel nous nous perdons.

Peut-être était-il convenable à la faiblesse humaine de penser qu’il n’y a du mal sur la terre que parce qu’il est impossible qu’il n’y en ait pas ; parce que l’être parfait et universel ne peut rien faire de parfait et d’universel comme lui ; parce que des corps sensibles sont nécessairement soumis aux souffrances physiques ; parce que des êtres qui ont nécessairement des désirs ont aussi nécessairement des passions, et que ces passions ne peuvent être vives sans être funestes.

Cette philosophie semblait devoir être d’autant plus adoptée par les brachmanes que c’est la philosophie de la résignation ; et les brachmanes, dans leur apathie, semblaient les plus résignés des hommes.

Mais ils aimèrent mieux donner l’essor à leurs idées métaphysiques que d’admettre le système de la nécessité des choses : système embrassé par tant de grands génies, mais dont l’abus peut conduire à cet athéisme qu’on a reproché à beaucoup de Chinois, et dont nos philosophes d’Europe sont encore aujourd’hui si soupçonnés[2]

  1. Ézéchiel, xxxviii, 2 ; Apocalypse, xx, 7.
  2. L’auteur des Recherches philosophiques sur les Égyptiens et sur les Chinois rapporte (tome II, page 178) que le minime Mersenne, colporteur des rêveries de Descartes, écrivit dans une de ses lettres qu’il y avait soixante mille athées dans Paris, de compte fait, et qu’il en connaissait douze dans une seule maison. La police supprima cette lettre pour l’honneur du corps. (Note de Voltaire.) — C’est à de Pauw, auteur des Recherches philosophiques sur les Égyptiens, etc., que Voltaire a adressé ses Lettres chinoises, indiennes, etc.