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FRAGMENTS HISTORIQUES

Il est absurde, sans doute, de changer des êtres célestes en vaches ; mais on voit chez toutes les nations policées et savantes la plus misérable folie marcher à côté de la plus respectable sagesse. Les vaisseaux d’Énée changés en nymphes chez les Romains, la fille d’Inachus devenue vache chez les Grecs, et de vache devenue étoile, valaient bien les debta changés en vaches et en hommes. Milton n’a-t-il pas, chez un peuple à jamais célèbre pour les sciences exactes, transformé notre diable en crapaud, en cormoran, en serpent, quoique la sainte Écriture dise positivement le contraire[1] ? De pareilles niaiseries eurent cours partout, hors chez les sages Chinois et chez les Scythes, trop simples pour inventer des fables.

L’antre de Trophonius fut plus respecté en Grèce que l’académie ; les augures à Rome eurent plus de crédit que les Scipions. La fable s’établit d’abord ; ensuite vient la vérité, qui, voyant la place prise, est trop heureuse de trouver un asile obscur chez les sages.


ARTICLE XXIV.


DE LA MÉTEMPSYCOSE.


Le dogme de la métempsycose suivait naturellement de la transformation des génies en vaches, et des vaches en hommes.

Des gens qui avaient été demi-dieux dans le ciel pendant des siècles innombrables, ensuite damnés dans l’ondéra pendant quatre cent vingt-six millions de nos années solaires, puis vaches douze ou quinze ans, et enfin hommes quatre-vingts ans tout au plus, devaient bien être quelque chose quand ils cessaient d’être hommes. N’être rien du tout semblait trop dur. Les brachmanes croyaient qu’on avait une âme dans l’Inde aussi bien que partout ailleurs, sans être plus instruits que le reste du genre humain de la nature de cet être ; sans savoir s’il est une substance ou une qualité ; sans examiner si Dieu peut animer la matière ; sans rechercher si, tout venant de lui, il ne peut pas communiquer la pensée à des organes formés par lui : en un mot, sans rien savoir. Ils prononçaient vaguement au hasard le nom d’âme, comme nous le prononçons tous. Et puisqu’il est plus aisé à tous les hommes d’imaginer que de raisonner, ils se figurèrent que

  1. Or le serpent était le plus fin de tous les animaux. (Note de Voltaire.) Genèse, iii, 1.