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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/313

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mais ; oui, nul être ne peut déplacer un chaînon de la grande chaîne ; oui, nous ne sommes point libres de faire un pas contre les décrets immuables. Le grand Être avait prévu, avait ordonné de toute éternité qu’au VIIe siècle la variole viendrait se joindre aux autres fléaux qui font de la terre un séjour de mort ; mais aussi il avait prévu et ordonné que Mme de Montague, étant ambassadrice d’Angleterre, au xviiie siècle, à Constantinople, verrait des femmes inoculer de petits enfants sur le pas des portes et dans les rues pour quelques aspres, ces enfants se jouer avec le venin salutaire que ces femmes leur inséraient, et n’en être pas plus malades que l’on est, à cet âge, d’une dartre passagère.

La Providence avait prévu et ordonné que cette dame donnerait la petite vérole à son propre fils dans la capitale des Turcs, et qu’à son retour à Londres elle persuaderait la princesse de Galles[1] de faire inoculer ses enfants, dont l’un a été roi d’Angleterre.

La Providence avait prévu et ordonné que tous les princes dont nous avons parlé essayeraient cette épreuve sur leurs enfants et sur eux-mêmes, et que par là ils sauveraient la vie à presque autant d’hommes qu’ils en ont fait tuer dans les batailles.

Un temps viendra où l’inoculation entrera dans l’éducation des enfants, et qu’on leur donnera la petite vérole, comme on leur ôte leurs dents de lait, pour laisser aux autres la liberté de mieux croître.

Mme de Montague se trompait lorsqu’elle disait, dans sa trente-unième lettre de Constantinople : « J’écrirais à nos médecins de Londres si je les croyais assez généreux pour sacrifier leur intérêt particulier à celui de l’humanité ; mais je craindrais, au contraire, de m’exposer à leur ressentiment, qui est dangereux, si j’entreprenais de leur enlever le revenu qu’ils tirent de la petite vérole. Mais, à mon retour en Angleterre, j’aurai peut-être assez de zèle pour leur déclarer la guerre[2]. » Au contraire, loin que les grands médecins de Londres s’opposassent à l’inoculation, ce fut le célèbre Mead qui, le premier, donna la petite vérole aux Anglais ; et Maitland la donna à l’héritier de la couronne. Les médecins qui suivirent cet exemple en Europe, et qui inoculèrent tant de princes, furent mieux récompensés que s’ils avaient ressuscité des morts. Il n’y a pourtant

  1. Depuis reine ; voyez la note 2 de la page 300.
  2. Lettres de milady Worthley Montague, première partie, page 216, édition de Londres. (Note de Voltaire.)