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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/331

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le répéter. Il y a des expressions que Boileau appelle trouvées, qui font un effet merveilleux dans la place où un homme de génie les emploie : elles deviennent ridicules chez les imitateurs.

M. Clément croit que M. de Voltaire veut dire qu’il faut tourner en prose un vers, en lui substituant d’autres expressions pour en bien juger. C’est précisément le contraire. Il faut laisser la construction entière, telle qu’elle est, avec tous les mots tels qu’ils sont, et en ôter seulement la rime.

M. de Lamotte sembla prétendre que l’inimitable Racine n’était pas poëte ; et, pour le prouver, il ôta les rimes à la première scène de Mithridate, en conservant scrupuleusement tout le reste, comme il le devait pour son dessein. M. de Voltaire lui démontra[1], si je ne me trompe, que c’était par cela même que ce grand homme était aussi bon poëte qu’on peut l’être dans notre langue. Pourquoi ? C’est qu’on ne trouva pas dans toute cette scène de Mithridate, délivrée de l’esclavage de la rime, un seul mot qui ne fût à sa place, pas une construction vicieuse, rien d’ampoulé ou de bas, rien de faux, de recherché, de répété, d’obscur, de hasardé. Tous les gens de lettres convinrent que c’était la véritable pierre de touche. On voyait que Racine avait surmonté sans effort toutes les difficultés de la rime. C’était un homme qui, chargé de fers, marchait librement avec grâce. C’est certainement ce qu’on ne pouvait dire d’aucun autre tragique depuis les belles scènes de Cornélie, de Pauline, d’Horace, de Cinna, du Cid. Ouvrons Rodogune, dont la dernière scène est un chef-d’œuvre, et lisons le commencement de cette pièce fameuse, dégagé seulement de la rime.

« Ce jour pompeux, ce jour heureux nous luit enfin qui doit dissiper la nuit d’un trouble si long, ce grand jour où l’hyménée, étouffant la vengeance, remet l’intelligence entre le Parthe et nous, affranchit la princesse, et nous fait pour jamais un lien de la paix du motif de la guerre. Mon frère, ce grand jour est venu où notre reine, cessant de tenir plus la couronne incertaine, doit rompre son silence obstiné aux yeux de tous, nous déclarer l’aîné de deux princes jumeaux ; et l’avantage seul d’un moment de naissance dont elle a caché la connaissance jusqu’ici, mettant le sceptre dans la main au plus heureux, va faire l’un sujet, et l’autre roi. Mais n’admirez-vous point que cette même reine le donne pour époux à l’objet de sa haine, et n’en doit faire un roi qu’afin de couronner celle qu’elle aimait à gêner dans les fers ? Rodo-

  1. Préface d’Œdipe de 1730 ; voyez tome II, page 55.