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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/487

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Que chacun fasse chez lui comme il l’entend. C’est ce qu’apprit à ses dépens mon père le marchand Jean Duchemin, qui n’était pas riche. Il lui en coûta deux mille écus pour avoir été curieux lorsqu’il commerçait à Quanton, Canton, on Kanton.

Vous avez entendu parler du R. P. Gozzani[1], auquel le R. P. Joseph Suarez recommanda, en 1707, d’aller visiter leurs frères les Juifs des dix tribus transplantées dans le pays de Gog et de Magog par Salmanazar, l’an 717 avnit notre ère latine, juste du temps de Romulus.

Le R. P. Gozzani, qui était fort zélé, et qui n’avait pas un écu, alla trouver mon père Jean Duchemin, qui n’était pas riche : « Venez avec moi, lui dit-il, et défrayez-moi, pour l’amour de Dieu, dans le voyage que le P. Suarez m’ordonne, de la part du pape, de faire à Caï-foum-fou dans le province de Honang, qui n’est pas loin d’ici. Vous aurez l’avantage de voir les dix tribus d’Israël chassées par Salmanazar, il y a deux mille quatre cent vingt-quatre ans, de l’admirable pays de Judée. Elles règnent dans la province de Honang, elles reviendront à la fin du monde dans la terre promise, avec les deux autres tribus Judas et Benjamin, pour combattre l’antechrist et pour juger le genre humain : elles nous recevront à bras ouverts, et vous ferez une fortune immense avant que vous soyez jugé. »

Mon père crut ce Gozzani ; il acheta des chevaux, une voiture, des habits magnifiques pour paraître décemment devant les princes des tribus de Gad, Nephthali, Zabulon, Issachar, Aser, et autres, qui régnaient dans Caï-foum-fou, capitale de Honang. Il défraya splendidement son jésuite. Quand ils furent arrivés dans le royaume des dix tribus, ils furent en effet introduits dans la synagogue où le sanhédrin s’assemblait. C’était une douzaine de gueux qui vendaient des haillons. Le voyage avait coûté à mon père deux mille écus de cinq livres, qu’on appelle taels à la Chine ; et les Gad, Nephthali, Zabulon, Issachar, et Aser, lui volèrent le reste de son argent.

Frère Gozzani, pour le consoler, lui prouva que les gens des tribus chassées depuis deux mille quatre cent vingt-quatre ans par Salmanazar, de leur royaume d’Israël, qui avait bien quinze lieues de long sur huit de large, furent d’abord enchaînés deux à deux comme des galériens par l’ordre de Salmanazar, roi de Chaldée ; qu’ils furent conduits à coups de fourche de Samarie

  1. Voyez la lettre du frère Gozzani, au septième recueil des Lettres intitulées édifiantes et curieuses. (Note de Voltaire.)