Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/494

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Poursuivons l’histoire de l’ancienne loi indienne. Dieu pardonne, après plusieurs milliers de siècles, aux génies délinquants ; il crée la terre comme un séjour d’épreuve pour leur donner lieu d’expier leurs crimes ; il les lait passer par plusieurs métamorphoses. D’abord ils sont vaches, afin que lorsqu’ils seront hommes ils apprennent à ne point tuer leurs nourrices, et à ne pas manger leurs pères nourriciers : c’est ce qui établit cette doctrine de la métempsycose, et cette abstinence rigoureuse de tout être à qui Dieu a donné la vie, doctrine que Pythagore embrassa dans l’Inde, et qu’il ne put faire recevoir à Crotone.

Quand ces génies célestes et punis ont subi plusieurs métamorphoses sans commettre des crimes, ils retournent enfin avec leurs femmes dans le ciel, leur première patrie ; et c’est pour accompagner leurs époux dans le ciel que tant de femmes se brûlèrent et se brûlent encore[1] sur le corps de leurs maris : piété ancienne autant qu’affreuse, qui nous montre à quel excès de faiblesse la superstition peut réduire l’esprit humain, et à quelle grandeur elle peut élever le courage. Cicéron dit, dans ses Tusculanes, que cette coutume subsistait de son temps dans toute sa force. Il s’en effraye, et il l’admire.

M. Hohwell a vu dans son gouvernement, en 1743, la plus belle femme de l’Inde, âgée de dix-huit ans[2], résister aux prières et aux larmes de milady Russell, femme de l’amiral anglais, qui la conjurait d’avoir pitié d’elle-même et de deux enfants charmants qu’elle allait laisser orphelins ; elle répondit à Mme Russell : « Dieu les a fait naître, Dieu en prendra soin. » Elle s’étendit sur le bûcher, et y mit le feu elle-même avec autant de sérénité que des dévotes prennent le voile parmi nous.

Il ajoute qu’un Anglais nommé Charnoc[3], étant témoin du même épouvantable sacrifice d’une jeune Indienne très-belle, descendit, malgré les prêtres, dans la fosse du bûcher, arracha du milieu des flammes cette victime, qui criait au ravisseur et à l’impie ; qu’il eut une peine extrême à l’apaiser, qu’enfin il l’épousa, mais qu’il fut regardé par tout le peuple comme un monstre.

Les brachmanes eurent un autre dogme qui a fait plus de fortune dans tout notre Occident : c’est celui de nos quatre âges

  1. Voyez la note 2, tome XXIV, page 148.
  2. Voyez tome XVIII, page 37.
  3. Voltaire l’appelle Shernoc, tome XVIII, page 37.